Visite guidée double premium

Andalousie
15 octobre 2023

Parcours : Córdoba - Granada
Distance : 168km

La Mosquée-cathédrale est un autre de ces lieux de culte andalous immenses, dont la construction s’est étendue sur plusieurs siècles. Chaque étape d’agrandissement s’est faite dans le presque respect de l’existant, à un changement de dieu près.

Ce sera le dernier grand monument que je visiterai dans ce voyage. En effet, même en cette période de fin de saison touristique, il est nécessaire de s’y prendre bien à l’avance pour espérer obtenir un billet pour les monuments les plus courus. C’est d’ailleurs une expérience peu plaisante que de faire des réservations, car il n’existe pas un site officiel, mais des sites officiels. La vente est déléguée à divers organismes qui profitent de cette poule aux œufs d’or, chacun de ces revendeurs proposant une myriade d’options et de possibilités diverses. Cela a pour conséquence de perdre le pauvre visiteur qui ne cherche à acheter qu’un simple billet d’entrée, et à le noyer dans les marécages du marketing. Alhambra Général, Jardins, Double d’Or général, Visite nocturne, Alhambra Expériences, Double d’or nocturne, Visite combinée, Accès prioritaire à l’Alhambra, Billets coupe-file pour l’Alhambra, Billets pour la ligne directe, Billet général, Visite guidée, Visite accompagnée d’un guide, Visite audioguidée, Visite guidée premium, Visite guidée de 2h, Visite guidée de 3h, Visite privée, Visite guidée privée de dernière minute, Visite guidée complète, Visite guidée complète avec billet.

Au sortir de Cordoue, un couple de cigognes volant assez bas passe au-dessus de moi, et s’en va rejoindre une colonne d’autres congénères qui s’élèvent en tournant, profitant d’une colonne d’air chaud ascendant pour reprendre de la hauteur avant de repartir dans leur migration vers l’Afrique.
Sur la terre, ce sont des oliviers de toutes parts, et de différentes variétés. Parfois les arbres sont un peu plus grands et plus espacés, comme on peut le voir dans le sud de la France, et parfois ils sont beaucoup plus petits et plantés de façon très dense.

Je remets en question chaque jour un peu plus mon choix de location de voiture. Si elle est indispensable pour battre la campagne, dans les étapes de transition entre deux villes comme aujourd’hui elle n’a que peu d’intérêt. À peine plus rapide et moins chère que le train sur ces trajets de moyenne distance pour ce qui est des coûts directs. Si on ajoute le temps de recherche de parking et les coûts associés, la balance penche alors nettement en faveur du train. Et de plus, c’est un souci matériel en moins.

Je passe à mon auberge déposer mes bagages avant de découvrir la ville. Et je constate qu’auberge espagnole est une expression qui prend tout son sens ici. Nous sommes à l’étage d’un établissement qui fait aussi bar dansant au rez-de-chaussée, la chambre ne paye pas de mine et je la partage avec 3 compagnons de chambrée que je rencontre les uns après les autres. Un étudiant français profitant d’un mois de vacances pour sillonner l’Espagne avant de retourner au Pays-Bas où il habite et où il est né (de parents français). Un homme d’une quarantaine d’année, letton de son état, qui chérit cette ville de Grenade et son “odeur” au point d’y revenir chaque année depuis dix ans. Arrivé peu de temps après moi, il reste allongé sur le dos, les yeux ouverts, sans rien faire d’autre que sourire béatement au matelas de la couchette qui se trouve au-dessus de lui. Il y a enfin un homme d’un certain âge, marocain, qui peine à grimper l’échelle qui le mène à son lit. Volubile quand il parle de son voyage jusqu’ici ou de sa famille, mais beaucoup plus fermé quand il évoque les “affaires” qui le conduisent à Grenade.

Je cherche sur la carte un mirador pour voir le soleil se coucher sur l’Alhambra, et opte pour celui de San Nicolás. Je visite d’abord l’église qui s’y trouve et qui est dans un style qui rompt complètement avec ce que j’ai vu jusqu’ici. Les murs sont anciens, mais une rénovation récente lui a redonné des airs très modernes. Sobre et lumineuse, avec une verrière colorée pour voûte. Peu de fresques mais celles-ci sont très actuelles dans le dessin. Je suis vraiment très surpris par ce lieu, par cette église qu’on pourrait dire futuriste tant il semble ici que Jésus-Christ est descendu sur Terre à bord d’un vaisseau spatial pour nous apporter son message.

Sur le parvis de l’église, qui donne sur le point de vue, j’ai du mal à circuler parmi la masse de touristes. J’ai été bien naïf de croire que j’aurais été le seul à profiter d’un tel endroit.
Si j’ai été très peu importuné pour l’instant dans mon voyage par ces personnes qui ne voient dans les touristes que des sources de revenus faciles, il me semble que les voilà tous réunis ici. Est-ce que Grenade est une ville où il y a plus de pauvreté qu’ailleurs ? Suis-je dans un endroit si incontournable que le mot a été passé de venir tenter sa chance ici ?
À côté des vendeurs de babioles et de souvenirs, et devant les objectifs avides des touristes certains n’hésitent pas à faire danser des enfants (des jeunes filles d’à peine 10 ans) sur des accords de flamenco pour obtenir quelques pièces. Je ne sais pas qui sont ces enfants. J’espère qu’elles sont là de leur plein gré et qu’elle profitent aussi des fruits de leur travail.
D’autres n’ont pas cette ruse et vendent ce qu’ils font de leur mains. J’ai beaucoup de tendresse pour ceux qui n’attirent pas l’attention, qui ne voient que des pieds passant dangereusement près du carré de tissu qu’ils ont posé en guise d’étal à même le sol. Pour ce jeune homme assis en tailleur au pied d’un arbre, vendant ses aquarelles de 10 cm de côté. Il a encore son pinceau à la main et l’esquisse d’un nouveau dessin posée devant lui. Il est figé dans son geste, comme s’il allait d’une seconde à l’autre abaisser sa main et reprendre son travail. Mais le paysage qu’il peint est masqué par la masse des dos qui lui font face et qui photographient ce qu’il dessine. Comme si dans une patience infinie il était assis là, suspendu dans le temps, implorant intérieurement de lui laisser le champ libre pour qu’il puisse poursuivre son œuvre.

Combien de photos sont prises autour de moi, en ce lieu, durant la demi-heure que j’y passe ? Combien de personnes se succèdent pour prendre la même pose, heure après heure ? Au travers de combien d’objectifs différents ces mêmes angles de vue sont-ils immortalisés ? Cela me fait penser à cette photographe (Corinne Vionnet) qui assemble les clichés d’un même lieu iconique pris par des milliers de touristes. Ils sont très semblables les uns aux autres, et en les superposant on efface les spécificités de chaque photo. Ne se dégage alors plus que l’essence du lieu, tout ce qui est éphémère et mouvant autour est transformé en fantôme (quelques exemples).

Les vacances réussies passent-elles par la prise soi-même de photos ? Une ville où les photos seraient prohibées et dans laquelle on délivrerait à la douane de sortie un ensemble de photos des lieux visités aurait-il un même impact sur nos souvenirs ? Photos certainement mieux faites d’ailleurs, car tout le monde n’est pas photographe dans l’âme, ne possède pas le matériel adéquat, n’a pas accès aux meilleurs spots ou n’arrive pas au meilleur moment de la journée.
Il me semble que ce ne serait pas suffisant, car généralement les photos sont personnalisées par la présence même du touriste. Qui si elle ne la rend pas meilleure la rend au moins unique. Mais quant est-il pour les photos sans sujets humains, pourquoi le besoin de les prendre nous-même plutôt que de se contenter de celles déjà existantes est-il si important ? De quoi cette compulsion photographique dont je suis moi-même victime est-elle le symbole ?

Photos
(cliquez pour agrandir)

Nous nous flattons de vivre à l’époque de Klee ou de Picasso, mais pour ceux qui dans mille ans nous verront avec un peu de recul, ce sera l’époque de Walt Disney.

Nicolas Bouvier, Le vide et le plein