Pico Veleta

Andalousie
16 octobre 2023

Lieu : Granada

L’ambiance est plus fraîche en ce lundi matin. De part la température et de part la présence même du matin. Qu’est cette présence d’ailleurs ? En quoi le matin se différencie du soir ? Quel est son poids dans nos attitudes ? Le poids d’une journée à construire contre l’apaisement d’un travail accompli ? Je me pose ses questions dans la chaleur d’un café qui rompt avec la tristesse du dehors. Un petit déjeuner servi par un espagnol parlant italien, un crayon dans une main et un thé dans l’autre fera un bon début pour construire cette journée.

J’étais sorti prendre ce petit déjeuner dehors pour laisser le temps à mes camarades de chambre de se réveiller et voir ensuite si des activités communes pouvaient être envisagées. Mais en rentrant, le letton a disparu, le marocain sorti pour “affaires personnelles”, et le français dort encore. Il ne m’en faut pas plus pour me décider à prendre la route vers la Sierra Nevada qui me fait de l’œil depuis que j’ai appris que cette chaîne de montagne abrite le sommet le plus haut d’Espagne (de l’Espagne continentale tout du moins). Ces montagnes sont visibles de Grenade qui se trouve à leurs pieds.

Une seule route serpente dans les montagnes pour rejoindre la station de ski et ses hôtels fermés en cette saison. De même il n’y a qu’un GR qui fait le tour du massif sur des dizaines (centaines ?) de kilomètres, et aucun autre sentier n’est indiqué. Mais vu la configuration des lieux il est difficile de se perdre. Nous sommes déjà à 2400m d’altitude, il n’y a plus de végétation haute. Alors on vise un sommet et on monte, tout droit. D’abord en suivant les pistes de ski encadrées par des canons à neige. Et puis un sentier presque balisé se dessine : l’ascension du pico Veleta. Avec ses 3396m, il est à peine plus bas que le plus haut sommet de la sierra.

En dépassant les dernières installations de sports d’hiver, et après avoir aussi doublé l’observatoire astronomique et son énorme parabole, le paysage prend petit à petit une autre nature. Le sentier se perd. Le lichen qui recouvrait encore par endroit le sol dans le creux des vallons disparaît. Il n’y a plus rien. Pas même d’oiseaux dans le ciel. Que le sombre des pierres et le clair des nuages. Le monde a perdu ses couleurs. Tout est minéral et sans vie. La terre est nue comme au commencement des temps. J’ai l’impression de voir défiler devant moi les images qu’un robot d’exploration aurait photographiées sur une planète à des centaines de millions de kilomètres de nous. Et pourtant Grenade et sa vie humaine si familière ne sont qu’à une heure de route.

Ce sommet abritait un petit glacier il y a encore un siècle, et les pierres qui couvrent ici partout le sol sont peut-être la marque de son passage. Ou de celle de l’un de ses prédécesseurs plus imposants. Les plus grosses permettent de passer de l’une à l’autre en sautant, et ainsi de progresser assez vite. Les petites demandent d’avoir le pied sûr pour ne pas risquer la chute, et s’effritent au toucher.

Pour que le paysage soit si extrême, c’est que les conditions météorologiques doivent être généralement très mauvaises. Mais j’ai la chance aujourd’hui d’avoir un temps assez stable et d’une température clémente qui me permet de monter en t-shirt. La chaleur que mon corps produit du fait de l’effort physique compense la perte de chaleur dû à l’altitude.
Monter réchauffe, mais monter libère aussi l’esprit. C’est un apaisement qu’une montagne vide de monde après des jours de foule. Ainsi perdu dans un environnement sans fin et sans détails sur lesquels venir porter notre attention. Marcher allonge la pensée, la ralentit. Le constant besoin de mouvement est satisfait par le mouvement du corps, non plus celui de la pensée. Celle-ci peut alors se mettre en sommeil, ne garder en alerte que les sens nécessaires à tenir le cap.

Le sommet semble visible et proche. Mais comme souvent en montagne, par des jeux de changements de pente, ce que l’on croit être le sommet n’est qu’une antécime ou le début d’une nouvelle crête à suivre et non visible jusqu’à là. C’est seulement quand on aperçoit une petite cabane ainsi que des drapeaux de prières tibétains qui claquent dans le vent qu’on est certain de reconnaître le but.
C’est la première ascension qui me fait dépasser les 3000m. Je ne sais donc pas si c’est lié à cela ou si c’est simplement la fatigue des 1000m de dénivelé, mais dans la dernière partie de la montée mes pas deviennent très petits et sont très lents. Heureusement le sommet n’est plus très loin, et l’excitation de l’arrivée prend le dessus pour me donner un regain de force.

Un cycliste espagnol arrivé juste après moi au sommet en VTT (j’ai découvert en arrivant en haut qu’il y a une mauvaise route qui mène par des grands lacets presque jusqu’en haut, il faut finir avec le vélo sur l’épaule) me dit que si le temps est dégagé, on peut apercevoir les côtes de l’Afrique ici. Je ne distingue aujourd’hui que la mer, qui se trouve à 35km. Seuls les quelques cargos qu’on y aperçoit permettent de ne pas la confondre avec le couvert nuageux de l’horizon.

Du côté de la terre, on peut observer le plafond de nuages tout proche, et voir sa linéarité sur toutes les plaines au loin. Je reste béat devant la physique en jeu pour aligner tous ces nuages aussi parfaitement à la même altitude.

Photos
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Il y a ainsi au Japon une dizaine de paysages classiques. Trois du premier degré, sept du second, qu’on ne peut voir n’importe quand ni n’importe comment. Non ; la saison, les phases de la lune, l’heure entrent en considération, ce qui se conçoit d’ailleurs. Mais il demeure qu’on “prend” ces paysages selon les prescriptions, comme une médecine. On va les voir une fois par vie, (rarement on y retourne) comme certains vieux parents éloignés qu’on visite une fois par an. C’est emmerdant mais on s’en acquitte, et l’album de photos est là pour prouver qu’on l’a fait.

Nicolas Bouvier, Le vide et le plein