Gaspacho

Andalousie
13 octobre 2023

Parcours : Cádiz - Ronda
Distance : 168km

Avant de reprendre la route ce matin, je ne peux m’empêcher de retourner le long de la promenade, cette fois-ci face au bras de mer qui encercle la ville par l’est, pour contempler à nouveau sa majesté solaire. Là, les fontaines, le sol quadrillé de galets noirs et blancs et les énormes ficus qui laissent filtrer les premiers rayons du matin à travers leur feuillage donnent à ce moment une grandeur qui me fascine encore plus que le spectacle de hier soir. Et je repense à ces conférences et ces textes d’Alain Damasio qui nous enjoint à vivre chaque instant comme étant le premier plutôt que comme étant le dernier. Il est là, le premier instant du monde. À soi, intime, loin de la foule rassemblée hier, avec pour seuls compagnons ces ficus géants dont chaque branche est un arbre à elle seule. Ils sont les immobiles témoins du lever quotidien du soleil, et les rayons rasants les parent de couleurs qu’il est difficile d’abandonner sans un pincement au cœur.

Arcos de la Frontera, village “blanc”, se dresse sur les premières pentes qui s’élèvent au-dessus de la plaine de Cadix. Quand bien même les dimensions de son église sont bien modestes, on trouve à l’intérieur des décors aussi chargés d’or et de détails sculptés que dans la riche cathédrale de Séville. La ville, heureusement, n’est n’est pas aussi démonstrative, et elle est loin des principaux circuits touristiques. Les touristes sont espagnols. Je me retrouve d’ailleurs par hasard à suivre un groupe, à l’intégrer involontairement tant il s’étiole à travers les ruelles, et ce faisant à rentrer dans des bâtiments où je ne serais pas rentré de moi-même. La différence entre l’espace public et l’espace privé n’est pas toujours clair dans ce pays où il y a beaucoup de vie à l’extérieur. Me voilà dans ce qui semble être une maison de la culture de la ville, aux nombreuses cours qui se succèdent, décorées de colonnes de marbre, de plantes dans des énormes pots et avec un magnifique dallage en damier noir et blanc fait en galets, comme j’en ai vu beaucoup dans la région. Il s’y trouve une expo photo improbable pour le lieu : de magnifiques portraits d’habitants du Soudan et d’Éthiopie.

Loin des tumultes des dernières grandes villes, je goûte au plaisir de manger attablé dans la rue, dans ce pays où les olives sont servies avec la boisson. Puis je reprends la route dans cette campagne qui m’ouvre enfin ses bras. Il me semble que j’ai finalement trouvé aujourd’hui ce qui pourrait s’apparenter à nos routes départementales. La France est l’un des pays d’Europe avec le réseau routier le plus dense. Et la majorité sont des petites routes. 12000 de km d’autoroute pour 1100000 (1,1 millions !) de km de route au total. Par comparaison, l’Espagne a une longueur d’autoroute similaire, mais son réseau routier ne mesure que 160000 km, soit près de 7 fois moins. Quand on est habitué à sillonner la campagne française et son tissu de chemins et de carrefours, on ne se rend pas compte que c’est un vrai luxe que d’avoir le choix entre tant d’itinéraires. Les routes ici ne sont souvent que de longs silos qui relient une ville A à une ville B.

Malgré l’altitude qui dépasse maintenant les 1000 mètres, le paysage demeure toujours inchangé. Des dunes de terres labourées laissées à nue, ou par endroit parsemées d’oliviers. Et je me demande encore et toujours comment la vie trouve son chemin dans ce paysage lunaire. Quelle est la couleur de ces pentes lorsque le printemps et ses pluies passent par là ? Aujourd’hui tout est au plus bas, même le lac en contrebas de Zahara de la Sierra fait peine à voir. Il y a bien toutefois quelques chèvres sauvages qui semblent trouver leur compte dans ces montagnes, et qui curieuses regardent les voitures passer.

J’ai mon premier émerveillement culinaire dans cet hôtel-restaurant près de Ronda. Une crème rose-orange, des œufs durs égrainés par-dessus et quelques lardons. Un gaspacho légèrement relevé et qui se déguste les yeux fermés. Il me tarde de retrouver la saison des tomates pour tenter de reproduire cela dans ma propre cuisine. Il est par contre une chose qui me gêne dans ce restaurant comme dans les précédents. Le pain comme les routes départementales ne semble pas être une spécialité espagnole. Il n’est servi que du pain industriel dans un sachet plastique hermétique. De même les bocadillos qu’on trouve partout au coin des rues sont servis dans du pain blanc qui détonne à côté de la qualité du jambon.


Photos
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Si l’on comprenait tout, il est évident que l’on n’écrirait rien…On écrit sur le malaise, sur les sentiments complexes qui naissent de deux + deux = trois ou cinq. Ainsi le voyageur écrit pour mesurer une distance qu’il ne connaît pas et n’a pas encore franchie. […] Lorsque le voyageur-arpenteur est parvenu à se débarrasser à la fois de l’attendrissement gobeur et de l’amertume rogneuse que suscite si souvent “l’estrangement”, et à conserver un lyrisme qui ne soit pas celui de l’exotisme mais celui de la vie, il pourra jalonner cette distance et peut-être, si le cœur est bon, la raccourcir un peu.

Nicolas Bouvier, Le vide et le plein