Libre

Andalousie
12 octobre 2023

Parcours : Sevilla - Cádiz
Distance : 155km

Il y a un trafic important ce matin sur les routes qui quittent Séville par le sud. Beaucoup plus que ces derniers jours sur l’autoroute pour y venir par le nord. Nous approchons de la pointe la plus méridionale de l’Europe, si l’on excepte toutes les différentes îles. Les chemins convergent vers les trois ports qui permettent la traversée en ferry vers le continent africain : Tarifa, Algésiras et Gibraltar.

Je suis surpris par les cultures que je vois de part et d’autre de la route. Si la majorité est composée de mandariniers, il y a aussi dans les grandes plaines des champs à la végétation sèche et basse. Il me faut longtemps pour comprendre de quoi il s’agit, car je n’avais vu ces cultures qu’en photo jusqu’à ce jour. Les moutons blancs répandus au long de la route par le vent confirme ce que j’ai encore du mal à croire : il y a en Andalousie des champs de coton ! Je ne savais pas qu’il était cultivé en Europe, quand bien même en très faible quantité.

Le paysage se vallonne à nouveau en approchant du littoral. Il n’y a plus que des collines de terre nue. Si ce n’était pour les traces de labour qu’elles portent, on pourrait les prendre pour des dunes de sable. Comme il y a quelques jours, l’océan est une présence pesante et pourtant encore insaisissable. Il efface l’horizon, et le paysage entier se résume à ce qui là, juste à côté de nous. Il donne encore plus de poids, encore plus d’importance à chacune de ces buttes de terre, laissant planer le doute quant au lieu où il se trouve réellement.

Je suis plein d’admiration pour cette route entre Las Cabezas de San Juan et Sanlúcar de Barrameda, qui se mélange à l’émotion de voir paraître l’océan à tout moment. D’être surpris et envahi par lui. Le trafic et l’absence de zone d’arrêt m’empêche de photographier ces paysages autrement qu’avec mes yeux, alors même qu’ils me semblent présenter bien plus d’intérêts que tous les retables et les icônes dorées que j’ai pu voir ces derniers jours.

Ce n’est finalement qu’à Sanlúcar de Barrameda, ma destination ce matin, que je le verrai. C’est là l’embouchure du Guadalquivir. C’est là que Fernand de Magellan il y a 504 ans, le 20 septembre 1519, est parti à la tête d’une expédition de 5 navires en vue de rejoindre l’archipel des Moluques par l’ouest. Il laissera son nom au détroit qui fut trouvé dans les fjords à la pointe sud du continent américain. Il laissera également sa vie en chemin, mort pour avoir tenté de réprimer l’insoumission d’un peuple à un dirigeant se trouvant à 12000km de là. C’est là enfin que reviendra la Victoria, seul navire rescapé de l’expédition. Elle viendra de l’est sous le commandement d’Elcano qui a succédé au Gran Capitan, accomplissant ainsi le premier tour du monde. Si ce voyage est connu généralement comme l’expédition de Magellan, elle est nommée ici l’expédition “Magellan/Elcano”. Ils sont mis sur un même pied d’égalité, quand bien même l’initiative du projet revient au premier, quand bien même le second a été des mutins qui ont mis en péril l’expédition dans les premiers mois. Magellan étant portugais et Elcano étant espagnol, j’y vois là un certain nationalisme.

Il est difficile de se rendre compte de ce que pouvait être les lieux il y a 5 siècles. Les fleuves sont vivants et se déplacent. Il fut un temps où la mer remontait toute proche de Séville, puis un banc de sable s’est formé au niveau du littoral actuel, créant une lagune. La lagune s’est asséchée, puis s’est transformée en marais, sur lequel s’étend aujourd’hui le parc national de Doñana. L’ensablement du Guadalquivir finira par consacrer Cadix comme port principal pour les expéditions vers les Indes ou l’Amérique, au détriment de Séville.

Je suis très attiré par ce parc national dont je n’aperçois en face que la grève recouverte de végétation. Un bac permet de traverser le fleuve qui s’élargit et s’étend déjà sur plusieurs centaines de mètres. Ces étendues sauvages me tendent les bras. Mais comme me tend ses bras Cadix également. Loués soient les gens capables de faire le tri dans leurs envies et qui sont en mesure de renoncer.

Ce sera finalement Cadix, dont le pouvoir poétique m’a déjà capturé par la seule sonorité de son nom. Et par l’imaginaire associé. La ville isolée sur son rocher, le port du bout de l’Europe, la bataille de Trafalguar.

Je suis accueilli par trois flamants roses qui volent au-dessus de l’autoroute puis virent pour s’en retourner vers les lagunes aux abords de la ville. Cadix est une presqu’île reliée au continent par une mince bande de terre et par deux ponts qui semblent immenses et sont visibles de très loin. Tout comme le sont les énormes grues du port industriel dont les silhouettes sont reconnaissables à des kilomètres.

Contrainte par la présence de l’océan qui l’encercle de toute part, la ville est dense et n’a pas de grandes places comme j’ai pu le voir dans les dernières villes visitées. Si elle n’a pas le flamboyant de Séville et si certains bâtiments publics semblent manquer d’un peu d’entretien, c’est une Espagne qui me plaît ici. À taille plus humaine, où l’on peut déambuler par les rues étroites sans manquer d’air. Et constater que la majorité des immeubles n’ont pas une porte qui donne directement sur la rue, mais qu’il y a toujours un porche, un vestibule, un espace semi-privé clos par une grille, un sas entre le monde extérieur et l’accès réel à l’intérieur du bâtiment. Certaines de ces grilles donnant sur la rue sont parfois ouvertes, laissant entrevoir l’envers du monde. Cela peut être par exemple un patio planté ou un escalier qui fuit vers les étages. Combien d’espaces comme ceux-là échappent à la perception et combien d’immeubles demeurent à jamais des façades en deux dimensions ?

Il est aisé dans cette géographie de retrouver l’océan, et de suivre la promenade que trace la pointe ouest de la ville. Je suis loin d’être seul à me laisser guider ainsi vers cette pointe, car le soir vient, car l’heure du spectacle approche. Certains sont au balcon, d’autres sur la plage à l’orchestre. Et cette foule assemblée contemple presque cérémonieusement le Soleil plonger derrière l’horizon plat de l’Atlantique. Après tous ces millénaires de vénération de l’astre solaire, après de nombreuses dé-déifications, le spectacle de son coucher est toujours un spectacle fascinant pour les humains, qui au-delà de sa beauté rassemble par son coté universel et absolu.

Dans mon auberge du soir je rencontre un autre américain, nommé Ross. Comme il n’y a pas de prénom équivalent dans notre langue, son professeur de français avait choisi de l’appeler Olivier, parce que pourquoi pas. Installé à Almeria pour apprendre l’espagnol, il envisage de venir maintenant s’installer à Séville et explore donc la région. Ses proches (aux USA) lui demandent pourquoi il fait ça, trouvent que c’est dangereux de voyager ainsi et voudraient qu’il revienne. Nous partageons nos expériences et convenons que la dangerosité est souvent dans l’œil de celui qui regarde de loin plutôt que dans celui qui est sur place. Est-ce à cause de cette vie nocturne qui est plus dans les mœurs ou est-ce autre chose, je ne saurais le dire, je ne peux que constater qu’ici il y a de nombreuses femmes qui se promènent en groupe ou même seule la nuit, avec une insouciance qui n’est malheureusement pas la norme dans beaucoup d’autres endroits du monde.

Photos
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Gosse, j’aimais beaucoup “L’Île mystérieuse” de Jules Verne et je comprends mieux maintenant pourquoi. Notre condition spirituelle ressemble à celle des naufragés du livre : ce dont on manque, on doit le fabriquer ou le trouver soi-même. Vous aurez beau chercher chez vos meilleurs auteurs et chez les saints, cela précisément qui vous manque, vous ne le trouverez pas. Des encouragements, des provisions de route peut-être, mais c’est à vous de découvrir où vous allez et pourquoi.

Nicolas Bouvier, Le vide et le plein