Les passages obligés
Lieu : Sevilla
J’avais beaucoup d’attente en arrivant devant le Pabellón de la Navegación. Premier visiteur du jour, la médiatrice culturelle m’a accompagné durant le début de la visite. Malheureusement ça n’a été en rien suffisant, car dans ce musée flambant neuf tout n’est qu’esquisse et évocation. On y trouve quelques vidéos romançant la vie de plusieurs marins, des maquettes de toutes les époques qui manquent de contexte ou encore des jeux d’adresse pour simuler l’usage d’un canon ou d’une barre. Cela peut éveiller un intérêt ou conforter des idées qu’on a déjà du monde maritime. Mais ça ne va guère au-delà, car le tout sonne un peu creux, restant trop sur la forme au détriment du fond. C’est un vrai métier que la médiation culturelle. Entre simplification à l’extrême, passage par le divertissement, et explications plus détaillées voir assommantes, le juste milieu est difficile à atteindre. D’autant qu’il n’est juste que pour certains, les sensibilités de chacun formant un panel bien trop large pour être satisfait entièrement en un seul et même lieu. C’est une véritable choix éditorial qui a été fait ici, peut-être pour dépoussiérer un peu l’esprit des musées plus à l’ancienne. Mais il me semble que le coup de balai a été un peu trop appuyé.
La chaleur bat son plein aujourd’hui encore, et de nombreuses toiles blanches sont tirées entre les immeubles pour apporter un peu d’ombres aux passants. Dans cette grande ville qu’est Séville encore plus qu’ailleurs, on trouve des préposés de la Once tous les 100m dans les quartiers centraux. Assis dans leur petit kiosque ou restant debout près de leur chariot, ils proposent divers jeu à gratter ou ticket de loterie. Certains se permettent même le zèle d’aller démarcher des habitués attablés en terrasse. La Once n’est pas un organisme public, mais une association à but non lucratif qui se sert des fonds récoltés pour aider à l’instruction des enfants handicapés et plus particulièrement aveugles. Les préposés en question étant généralement eux-mêmes aveugles.
Il y a tant de touristes ici que le creux de l’après-midi est bien moins visible que les jours précédents. J’éprouve un peu d’étroitesse à être ainsi entouré de tant de gens, canalisé vers les lieux centraux à visiter. Il y a tant de passages obligés, de lieux que même par esprit de contradiction il serait idiot de ne pas aller voir. Il faut tenir un agenda, se renseigner des horaires, réserver à l’avance, faire des choix de parcours. L’improviste n’est pas possible. Il en est qui prendrait un secrétaire pour moins que ça. Ah le dur métier que d’être touriste. De se sentir noyé dans le flux, d’avoir à déposer son libre arbitre aux portes de la ville. Certains en gardent une fiole dans le double fond de leur sac, et en boivent en cachette dans les replis d’un jardin. D’autres achètent du libre arbitre de contrebande pour vivre des expériences sulfureuses.
N’ayant ni doublure à mon sac ni contact avec la pègre, je ne peux que m’interroger sur la nature de ce que je vois autour de moi, et de ce qui
m’habite également. Sommes-nous tous soudain pris d’un intérêt frénétique pour l’histoire, l’art ou l’architecture ? Est-ce le voyage qui créé
pareil intérêt ? Ou est-ce par mimétisme que les églises importantes, les musées et les bâtiments considérés comme notables historiquement sont
pris d’assaut par les foules touristiques ?
Si l’intérêt est sincère, ne peut-il pas s’exprimer dans un cadre qui nous est plus familier ? Doit-on parcourir des centaines ou des milliers de
kilomètres pour trouver un dépaysement suffisant à le laisser transparaître ? Devrait-on se réjouir de cette curiosité qui nous habite tous et qui
est sans cesse prête à rejaillir, ou s’attrister du fait qu’elle ne se manifeste que lorsque nous sommes suffisamment coupés de nos repères quotidiens ?
Si c’est un intérêt feint, par mimétisme ou par pression sociale, n’est-ce pas triste de se laisser ainsi dicter ses envies, d’avoir à visiter des
lieux qui seront oubliés la minute où on en sort dans l’unique but de pouvoir répondre oui à la question “est-ce que tu as fait X” ? La visite d’un
palais est-elle devenue un divertissement comme un autre, un bien de consommation teinté de l’exotisme d’une langue étrangère ?
Au-delà de nos envies de touristes, je m’interroge aussi sur ce qui nous est donné à contempler, ce qui est disponible sur ce marché. Qui est garant des monuments qui passent à la postérité ? Qui décide d’orienter l’offre culturelle dans un sens ou un autre ? Par quelles étapes sont passés ces lieux dont les portes nous sont ouvertes ? Combien d’autres endroits demeurent à jamais fermés ou même simplement à l’écart des circuits habituels malgré leur valeur culturelle ? Le choix de ces lieux est culturel lui-même. L’histoire qu’on raconte, les autorités locales, les offices de tourisme, les politiques qui récupèrent à leur avantage certains épisodes de l’Histoire, les entrepreneurs du tourisme, les guides touristiques papier, les guides touristiques au parapluie. Tout cela contribue à concevoir un récit commun. Et les touristes eux-mêmes en sont partie prenante. Ils sont pareils à des fourmis laissant des phéromones éphémères derrière elles qui font ensuite émerger le meilleur chemin d’entre tous. Ils sont les premiers ambassadeurs des lieux à visiter, entretenant eux-mêmes une partie du récit.
Bref, toutes ces considérations faites, je me sens aujourd’hui figé dans ce qu’on propose d’aimer, enseveli sous les informations, contraint dans mon envie d’exploration. Je me sens flot dirigé, et je n’aime pas ça. Je veux explorer la sérendipité, errer sans but et sans carte. Je récupère ma voiture de location demain qui devrait m’y aider.
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Selon l’une des traditions, la cérémonie du thé serait née dans l’esprit d’un gentilhomme de Kyoto en regardant chaque jour un mendiant, installé sous un pont de la rivière Kamo, préparer son thé dans un pot de céramique grossière auquel l’âge et la fumée donnaient de la distinction, avec les gestes mesurés d’une personne à son affaire, et le boire ensuite avec un plaisir si manifeste, que le spectateur réalisa en un éclair tout l’agrément d’un acte si simple et — pour vous éviter des périphrases inutiles — le cadeau qu’est la vie. Authentique ou non j’aime cet apologue qui prouve une fois de plus que les véritables manières s’apprennent auprès de gens parfaitement frugaux. Le gentilhomme se mit donc en tête d’inviter ses meilleurs amis autour d’un bol de thé pour recréer ce climat de bonheur rustique, de concentration possible, de connivence avec les objets. Il choisit avec soin les ustensiles indispensables, un pavillon intime et tranquille et des convives s’accordant assez bien pour que le silence soit aussi aisé à partager que la conversation. Les zennistes, qui avaient depuis longtemps fait du thé un auxiliaire de leurs veilles et avaient élevé ce breuvage à la dignité d’ingrédient spirituel, ne pouvaient manquer d’influencer cette nouvelle mode, comme ils avaient influencé toutes les formes d’activité intellectuelle ou artistique depuis l’époque Ashikaga, et ajoutèrent à cette réunion d’amis esthétisants une touche d’étiquette et de rituel — mais enfin juste ce qu’il fallait pour convenir aux Japonais qui ne pourraient respirer sans un peu de rituel (le rituel étant à leur culture ce que le shoyu est à leur cuisine).
Mais tout cela était bien moins pédant qu’il n’y pourrait paraître aujourd’hui, car ces attitudes mentales — celles du zen — étaient dans l’air qu’on respirait, étaient naturellement vécues par beaucoup, ne faisaient pas encore l’objet d’une montagne d’exégèses, d’analyses et de codifications.
Comme on peut s’y attendre, il y eut bientôt des maîtres. Mais à en juger par les ravissants petits ermitages qu’ils s’étaient bâtis, ces sensei devaient encore être des gens pleins de suc et accessibles à une sorte d’humour. On bavardait pendant le rite. Si un objet venait à manquer, n’importe quel autre objet devait faire l’affaire, pourvu qu’il ne soit pas trop voyant. En outre, ils ne jouaient pas aux mystérieux et reconnaissaient simplement que la simplicité n’est pas un exercice facile. Il y avait à l’origine de tout cela une idée juste et magnifique qui pendant un temps s’incarna avec grâce. Naturellement, ce point d’équilibre et de convergence est un paysage mental et ce qu’il faut bien appeler une cérémonie ou un divertissement n’est qu’un moment historique privilégié et transitoire. Ensuite, on a les miettes, l’acte et l’idée, mais elles ne se rapportent plus exactement et dans l’interstice, les exégètes et les pédants et les raseurs s’installent et glosent et pontifient, ce qui ne manque pas de se produire rapidement et la cérémonie du thé, après avoir été un « repos du guerrier », devint un exercice de simplicité, d’ailleurs fort coûteux et aride, pour aristocrates désoeuvrés, puis une performance fastidieuse vidée du contenu. Une fois que l’académisme s’en mêle, le tour de main le plus simple devient un petit capital qu’il s’agit de ne pas gaspiller et surtout de faire breveter avant qu’un concurrent ne vous le carotte. Pour saisir la boîte à thé à deux mains, le regard à la hauteur de l’horizon ; Machin-sensei est incomparable ; pour battre la poudre en mousse d’un geste vif du poignet, c’est de loin qu’on vient pour apprendre son art. Il existe aujourd’hui des académies, et des écoles rivales, et des brigues sans fin pour la succession de tel ou tel cacique. Et l’on a ses petits secrets. Tout cela s’exporte et se commercialise, comme le Baume tonique des Brahmanes ou comme l’Eau véritable du Jourdain. La fraîcheur s’est perdue en route, et quand la culture n’est plus fraîche elle empoisonne aussi sûrement qu’une moule avariée. Pour la retrouver, peut-être faudrait-il que les spécialistes, caciques et éminences des deux écoles rivales se réconcilient pour retourner collégialement sur le pont de la Kamo et regardent un des clochards qui ont élu domicile sous sa grande arche se faire cuire un oeuf avec quelques gestes simples et le gober ensuite avec un plaisir manifeste.