Ville morte

Andalousie
9 octobre 2023

Parcours : Salamanca - Cáceres
Distance : 207km

La France n’est pas le seul pays très centralisé. Il est difficile de voyager en Espagne sans passer par Madrid. C’est pourtant l’une des contraintes que je me suis fixées et j’en suis donc forcé aujourd’hui à prendre un car, aucun train ne circulant entre Salamanca et Cáceres.

Tout comme hier, je m’étonne de ce paysage très aride. Les parcelles labourées, séparées entre-elles par des murets de pierre sont par endroit d’un rouge brique, comme cuites par le soleil. Parfois un ruisseau serpente entre les champs, et on se demande quel miracle le fait courir ici. Ça et là sous les chênes vert, quelques vaches et quelques moutons paissent sur un sol qui n’a plus aucune herbe. Ils se déplacent dans la poussière de la terre et je ne sais de quoi ils peuvent vivre.

Plein sud apparaît bientôt la silhouette bleutée de la Sierra de Gredos, qui marque l’entrée dans l’Estrémadure, région voisine du Portugal et de l’Andalousie. C’est une chaîne de moyenne montagne qui sépare le nord-ouest du sud-ouest de l’Espagne. Sa présence sur le trajet entre Salamanca et Cáceres explique peut-être pourquoi il n’y a pas de ligne de chemin de fer entre ces deux villes. De nombreux aigles sont visibles au-dessus des montagnes, et ensuite dans les premières plaines. Ils planent en cercle à haute altitude.

Arrivé à Cáceres, si ce n’était pour les feuilles de platanes qui tombent autour de moi arrachées par un frémissement d’air, nous pourrions nous croire en été tant la chaleur est forte et l’ombre bienvenue. Je m’en vais chercher le jardin central de la ville pour y trouver l’apaisement propre à ces lieux, et assouvir les besoins impérieux du voyageur. Manger, lire et écrire. C’est le propre de nombreuses villes d’Espagne que d’avoir des jardins ainsi agencés. Densément boisés pour couper le son de la ville et faire résonner celui des oiseaux. Et très variés dans les essences d’arbres qu’ils abritent. Ici à quelques mètres les uns des autres, platanes et dattiers sont voisins. Et puis l’eau par des jeux de fontaines est très souvent présente elle aussi. Ces jardins sont ouverts sur la ville, centraux géographiquement et non cerclés de grilles. S’il est un art du jardin à la française et l’anglaise, je crois qu’il en est un à l’espagnol également. Et il n’est en rien inférieur, car le ravissement ici ne touche pas que les yeux.

L’auberge du jour n’a de jeunesse que la peinture fraîche sur les murs. L’accueil est froid et robotique au possible. Le premier contact est un digicode avec caméra façon HAL 9000. Après avoir sonné, il est nécessaire de patienter en pleine rue sous le soleil que la musique d’attente se termine. Puis après avoir décliné son identité et sa provenance, on gagne enfin le droit de rentrer. On se retrouve alors dans un sas aux murs blancs, avec un bureau où l’indication “receptionist” laisse faussement penser qu’un employé est parfois présent. Que nenni, un nouveau digicode, le même que dehors nous accueille à côté d’un écran qui fait défiler les photos des magnifiques chambres qui nous attendent à l’intérieur. Nouvel appel, nouvelle déclinaison d’identité, de son matricule tricolore, de sa date d’émission. Difficulté de compréhension dans un anglais approximatif qui énerve quelque peu les deux protagonistes, jusqu’à intervention d’un autre résident déjà rompu à l’épreuve du sas et qui en connaît les secrets. Me voilà enfin en possession de deux codes, sésames me permettant d’aller retrouver mon lit dans l’une des chambres précédemment mises en avant. Mais après avoir déambulé dans un intérieur flambant neuf, avoir trouvé mon dortoir mal indiqué, voilà que HAL9000 est encore là à me regarder. Cette fois-ci pas d’interlocutrice, mais un code à saisir sur un clavier à côté de la porte. I am sorry Dave, I am afraid I can’t open the door.

Il me semble voir là tous les signes d’un investissement immobilier sans âme, qui n’a d’autres objectifs que de tirer profit de ces belles photos et de cet emplacement en plein cœur de la vieille ville. On est loin d’une auberge plus traditionnelle avec une équipe qui a à cœur d’accueillir des voyageurs. Ici tout n’est que gestion à distance de ce bien.

En cette fin d’après-midi, la vieille ville est ville morte. Cáceres me donne la triste illusion d’être une ville musée, inerte. Un village médiéval oublié au milieu de ces plaines désertiques qu’on aperçoit alentour quand on monte sur un mirador. Je déambule dans ce dédale de pierre à la recherche d’un arbre ou d’une source de vie quelconque. J’ai l’impression d’être dans cette forteresse du Désert des tartares, à regarder au loin les plaines désolées, dans l’éternelle attente de ce quelque chose qui vient et qui nécessite ma présence ici.

Photos
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L’agrément qu’il y a à dormir sur le tatami, c’est d’avoir ainsi le dos collé au sol, de faire corps avec la terre et – quand le calme et le silence de
la nuit le permettent – de sentir et de partager la vaste rotation dans laquelle elle vous entraîne. Les couvertures tirées jusqu’au menton, les mains à plat le long du corps on fend l’espace comme un boulet chauffé au rouge. On pense aux autres corps célestes, aux orbites qui s’infléchissent et qui divergent, aux attractions, aux répulsions, aux lentes figures qui se tracent à des vitesses inconcevables. Dans cette salle de bal obscure qu’est devenue la nuit, la natte, la maison, le quartier et les douze millions de dormeurs qui l’entourent pivotent avec un ensemble admirable pendant que je me pose la question de ma place à moi là-dedans, qui reste à débattre. Le sommeil vient avant la réponse. « Mais pourquoi diable écrire cela dans un livre de voyage ? Pourquoi voyagerait-on si ce n’est pour être amené à précisément ce genre de question-là ? »

Nicolas Bouvier, Le vide et le plein