Les murs de Salamanque

Andalousie
8 octobre 2023

Parcours : Donastia - Salamanca
Distance : 400km

San Sebastian est entouré par la cordillère Cantabrique qu’il faut franchir pour quitter le Pays Basque. La lente traversée en train donne à voir ses montagnes verdoyantes, qui bien que peu élevées offrent des versants très pentus. Toute la partie nord de l’Espagne, d’ici jusqu’aux Asturies à l’ouest, est la plus humide de la péninsule. La présence toute proche de montagnes et de l’océan mène à ce climat. Mais à mesure qu’on s’éloigne vers le sud, le paysage s’aridifie. La végétation baisse en hauteur et en couleur. La roche affleure. La forêt se fait bois. Le bois se fait garrigue. La garrigue se fait haies et champs. Et bientôt nous voilà dans la plaine de Vitoria-Gasteiz, à voir paraître de loin en loin les clochers blancs par-dessus les toits de chaque village.

En voulant réserver hier mon hébergement du jour à Valladolid, j’avais trouvé une très belle auberge à un tarif défiant toute concurrence. Mais au moment de valider la réservation, je me suis rendu compte d’une homonymie qui aurait pu m’être fatale. C’est qu’il y a un Valladolid au Mexique aussi ! Je n’ai pour ce voyage pas réservé à l’avance mes hébergements, me laissant la possibilité de modifier en cours de route mon trajet. Et j’en profite dès aujourd’hui en rallongeant l’étape et en poussant jusqu’à Salamanca. J’aurais pourtant pu trouver une autre auberge ici, alors qu’est-ce qui me pousse à un tel changement ? Qu’est-ce qui nous pousse à privilégier une ville plutôt qu’une autre ? Peut-être est-ce quelques pages d’un guide à peine feuilleté qui m’a mis des images en tête. Peut-être est-ce l’envie de se rapprocher au plus vite de l’Andalousie, but avoué du voyage. Le temps de la correspondance me laisse le loisir de sortir au devant de la gare, de profiter d’une longue promenade plantée de platanes. Elle permet de trouver un apaisement après 4h de voyage.

Second train de la journée, direction Salamanca. Les plaines de la Castille continuent de défiler, hérissées ça et là d’éoliennes sur quelques buttes éparses. Parfois ce sont des champs entiers de panneaux solaires que nous laisse découvrir le hasard, entre deux micro-siestes de quelques minutes. De loin, leur couleur bleutée pourrait les faire passer pour des champs de lavande. Arrivé à destination, mon premier contact avec la ville me met dans de bonnes dispositions. Rapportant au guichet une carte de réduction oubliée par une voyageuse dans le train à côté de moi, l’employé de la renfe qui ne parle pas bien anglais et qui semble bourru de prime abord m’adresse un large sourire quand il comprend l’objet de ma présence devant lui. Je redécouvre avec joie le pouvoir du sourire, qui plus est quand on est seul dans une ville étrangère inconnue. Et je repense à ce texte découvert par hasard quelques années plus tôt dans une chapelle de Concarneau :

Un sourire ne coûte rien et produit beaucoup,
Il enrichit celui qui le reçoit sans appauvrir celui qui le donne,
Il ne dure qu’un instant, mais son souvenir est parfois éternel.
Personne n’est assez riche pour s’en passer,
Personne n’est assez pauvre pour ne pas le mériter,
Il crée le bonheur au foyer, soutient les affaires,
Il est le signe sensible de l’amitié.
Un sourire donne du repos à l’être fatigué,
Donne du courage au plus découragé.
Il ne peut ni s’acheter, ni se prêter, ni se voler,
Car c’est une chose qui n’a de valeur qu’à partir du moment où il se donne.
Et si toutefois, vous rencontrez quelqu’un qui ne sait plus sourire,
Soyez généreux donnez-lui le vôtre,
Car nul n’a autant besoin d’un sourire que celui qui ne peut en donner aux autres.

Raoul Follereau, Le livre d'Amour

La seconde chose qui me marque dans cette ville, c’est la pierre. On sent le poids des siècles dans les murs même de Salamanca. C’est une pierre que je n’avais jamais vu, qui est marquée, qui porte la patine du temps. Non par l’érosion, mais par ses tâches de couleur pareilles à des tâches de vieillesse. De très nombreux bâtiments aux quatre coins de la ville sont ainsi marqués. Cette unité donne une signature à la ville qui la rend d’autant plus unique. Les noms des bâtiments, qu’ils soient publics ou privés, sont peints à même les murs. Cela me semble être une tradition ancienne, on distingue à de nombreux endroits des traces d’écrits presque effacés, comme des graffitis sortis des siècles passés. Après recherche, il semblerait que ce soit les étudiants qui inscrivent en lettre de sang l’obtention de leur doctorat sur les murs de l’université qui les a vu peiner pendant de longues années. Et l’université de Salamanca étant l’une des plus vieilles d’Europe, ces inscriptions se succèdent et se recouvrent.

Comme hier où je suis tombé par hasard sur l’animation de la ville en suivant le flux autour de moi, aujourd’hui un attroupement m’attire devant les portes de la cathédrale. Une procession religieuse est en train d’en sortir. De nombreuses confréries la compose, en habits de cérémonie, toutes rangées derrière leur emblème. Et en queue de cortège une vierge sur un char est portée par 3 rangées de personnes, obligées de faire de tout petits pas pour ne pas se marcher dessus tant la densité est forte. Cela représente un tel effort que la procession fait souvent des pauses pour permettre aux porteurs et aux porteuses de recouvrer leur force. Un membre de chaque confrérie frappe alors le sol avec un bâton pour signaler l’arrêt ou le départ à la confrérie qui la précède, et faire ainsi remonter l’information jusqu’à la tête du cortège qui patiente alors.

La cathédrale de Salamanca dont sort la procession n’a par ses dimensions rien à envier à Notre-Dame de Paris. En faire le simple tour à pieds ne permet pas d’en comprendre la forme tant elle semble étendue et composée d’un assemblage de divers bâtiments. Je suis curieux de découvrir à quoi elle ressemble de l’intérieur. Malheureusement elle demeure fermée après la sortie du cortège en ce dimanche soir. C’est le propre d’une ville où l’on n’est que de passage que de nous garder des mystères.

S’il y a du bon à se laisser porter par la foule comme hier et aujourd’hui, il est aussi parfois nécessaire de prendre la tangente. La rue déserte ignorée de tous. L’impasse sombre qui semble n’aller nulle part. De se sortir du flot pour renouveler son regard sur ce qui nous entoure. Grand bien m’en fasse aujourd’hui, puisque cela m’a permis de découvrir un magnifique jardin caché dont émane déjà un parfum d’Andalousie. Successions de petits espaces centrés autour de fontaines entourées de bancs. La végétation luxuriante et l’eau omniprésente font le lien entre ces différents espaces, tout en préservant l’intimité de chacun. C’est un oasis de fraîcheur et de calme dans cette ville minérale et agitée. Là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.

La ville embaume de l’encens que la procession a laissé derrière elle. Au soir, l’immense Plaza Mayor est transformée en banquet géant. Des rangées entières de tables, de chaises et de parasols sont installés sur les bords de la place pour satisfaire l’appétit vorace des touristes. Dans ma chambre à l’auberge, rencontre de Jane, une américaine d’un certain âge qui voyage en Europe depuis quelques semaines déjà. Elle me demande de l’aide pour lire le plan qu’on lui a passé, car elle est blind as a bat. Nous discutons quelques minutes, et constatons que nous ne sommes pas à la même heure. Elle sort munie de son plan pour aller manger, tandis que je m’installe à la recherche du sommeil dans mon lit. Et comme hier je fais cette expérience curieuse de dire d’où je viens. Je suis toujours amusé de voir combien le ton et l’intérêt de mes premiers interlocuteurs ici change positivement quand ils apprennent que je viens de Paris. Il est curieux de constater ce phénomène assez universel : à l’étranger tout le monde trouve ça très bien, en France tout le monde vous plaint ou vous méprise.

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Le formalisme : le signe pour la chose et souvent la chose n’y est plus. Ainsi, plus la politesse devient formelle, moins le cœur y rend de part. Il y a tant à faire à s’acquitter que l’on n’éprouve plus rien. Aussi dans un milieu régi par une étiquette impérieuse, il faut trouver des substituts pour exprimer la sympathie ou l’antipathie qui teintent les rapports sociaux. D’où, au Japon, l’importance de l’«ambiance» — kimochi — grâce à laquelle la sympathie passe par osmose au-dessus des formes rigides du protocole. D’où l’importance aussi du sourire, dans lequel on peut enfermer ce que l’on veut, et qui n’est pas du tout mécanique, mais exprime une infinité de nuances, de la confiance la plus entière à la réprobation la plus catégorique.

Nicolas Bouvier, Le vide et le plein