J5 : le Belem avant l’heure
Parcours : Zonza - Cargèse
Distance : 170 km
Sur beaucoup de panneaux de signalisation, partout où les noms de ville sont indiqués en français et en langue corse, la version française est barrée, poinçonnée, tagguée, gribouillée, rendue illisible par tout un étalage de créativité indépendantiste. Et puis aussi, taggués sur les abris-bus, peints sur les murs, placardés sur des monuments publics des appels « A Francia fora ! » ou « Arabi fora » qui se passent de traduction, ou alors des manifestes qui dénoncent le nombre toujours croissants de “français” dans la population locale. D’ailleurs dire qu’on vient de Paris ne met pas son interlocuteur dans de bonnes dispositions. Dans ces moments là, mieux vaut se souvenir alors de la tante de son cousin par alliance dont la grand-mère avait des origines ardéchoises.
Avant l’épisode de la domination génoise, avant celle pisaine, avant que le pape n’envoie des seigneurs chrétiens chasser les sarrasins installés, avant l’époque romaine, avant même à peu près tout en fait, vivaient déjà des hommes et des femmes en Corse, plusieurs millénaires avant JC. Des restes impressionnants de cette époque se visitent sur le site de Cucuruzzu (commune de Lieve).
La forêt de pins, de chênes-vert et de bouleaux a poussé autour d’énormes blocs de granit ronds (le terme technique et assez pointu est “boule de granit”) qui ont été érodés de manière assez étrange par le vent. On trouve en effet de surprenantes cavités au niveau du sol dans ces boules. L’endroit parfait pour se cacher des ennemis ou se protéger des éléments. Les éléments en question ont été assez cléments avec moi depuis le début, il y a aujourd’hui toujours un grand soleil sans un souffle de vent. Et dans cette forêt l’isolement et le silence sont tels que l’on entend la régularité de l’automne arriver dans chaque feuille morte qui tombe au sol.
Boule de granit en pleine forêt
Au point culminant une citadelle a été construite, des millénaires avant les châteaux forts. Il s’agit là d’une place forte entourée d’une muraille, dont le diamètre doit être d’une quarantaine de mètres environ. À l’intérieur différents espaces aménagés à même la muraille très épaisse, ainsi qu’une tour. Tout cela a été construit en mettant à profit les énormes blocs déjà en place, mais il a toutefois fallu déplacer à la seule force des bras beaucoup de pierres non taillées pouvant peser plusieurs centaines de kilos chacune. C’est un ouvrage qui dégage un gros sentiment de solidité, et qui aura traversé les âges au moins jusqu’à nous.
Beaucoup de route aujourd’hui pour atteindre Cargèse, petite ville sur la côte ouest, au nord d’Ajaccio. Rien que de part son nom elle ne laisse que peu de doute sur son origine grecque. Origine qui est confirmée dans la littérature, et sur place il en reste des traces avec une église orthodoxe encore dressée.
Mais avant cela de la route donc. Et on peut voir qu’il y a plus de plages ici qu’ailleurs. Au fond de chaque crique se découpe une grande étendue de sable. Et comme nous avons basculés à nouveau du côté où le soleil se couche, il est temps de se trouver une place sur les hauteurs pour admirer cela. Malheureusement ce soir, le spectacle n’est pas aussi majestueux qu’il y a 3 jours. C’est fou de constater combien les couchers de soleil peuvent d’être différents les uns des autres. Ce soir nulle couleur de feu dans le ciel, le soleil se couche presque anonymement, sans faire de tâche, comme s’il se sentait seul et abandonné sans personne pour le voir.
Voilà encore une nouvelle preuve (s’il en fallait) du mauvais tour que nous joue notre mémoire. À vouloir reproduire un ressenti, revivre une même émotion, on échoue misérablement à chaque fois. Car nous ne gardons qu’un souvenir tronqué et embelli de ces précédentes expériences, qui se transforme bien vite en attente, certains que nous sommes de pouvoir y goûter à nouveau. Illusions. Brisons les attentes que notre expérience nous engage à rechercher. Laissons nous guider par le moment et restons à l’écoute des sensations nouvelles ou différentes de celles auxquelles nous sommes habitués.
J’ai le droit à un heureux hasard ce soir, puisque en redescendant des hauteurs de Cargèse, en posant négligemment les yeux dans le golfe qui s’ouvre à moi, je distingue un gros voilier au mouillage. Avec ses 3 mâts et sa coque noire au filet blanc, il ne fait aucun doute qu’il s’agit là du Belem. Il arrivera demain à Ajaccio et sera accessible au public tout le week-end pour les journées du patrimoine. Puis il repartira vers le continent lundi, et j’aurai la chance d’être à bord. C’est une belle coïncidence que de le voir en avant-première dès ce soir !
Le Belem au mouillage dans la baie de Cargèse