J1 : embarquement
Où nous goûtons au silence des voiles.
Parcours : Brest - baie de Morlaix
Distance : 150 km
À l’heure le matin, je découvre que certains ont déjà passé la nuit à bord. Information importante pour une prochaine fois. Présentations faites, nous sommes 15 à bord. 5 hommes d’équipage, Yann, capitaine et Vincent, second, les deux collant parfaitement à l’image du navigateur endurci, taciturne, les cheveux coiffés dans le vent, la barbe poivre et sel, serein et le regard perçant. Puis Éric, Mathias et Gauthier, matelots et chef cuistot pour ce dernier. Et pour finir 10 passagers sur 12 possibles.
La Recouvrance est une réplique de cinq bateaux identiques construits au début du XIXème siècle et utilisés dans la Marine française pour la transmission des ordres et pour faire la chasse aux navires négriers au large des côtes de l’Afrique de l’Ouest ainsi qu’aux Antilles. Un navire à voile est défini par son gréement (les mâts, l’ensemble des voiles, des cordages, etc), qui détermine alors son type. Dans le cas de la Recouvrance, il s’agit d’une goélette à huniers, de par ses deux mâts et la présence à la fois de voiles auriques (non carrées et fixées aux mâts verticalement) et de huniers (voiles carrées fixées à des vergues horizontales). À noter au passage, sur ce modèle de voilier spécifiquement, que les mâts sont inclinés vers l’arrière assez nettement. 10° pour le mât de misaine (avant) et 13° pour le grand mât (arrière). À l’époque on pensait que cela participait à rendre le navire plus stable.
Le gréement de la Recouvrance
Le seul ajout sur cette réplique, et non des moindres, c’est la présence d’un moteur. Discret mais bien pratique pour manœuvrer dans les ports ou pour remonter le vent plus facilement. Il faut d’ailleurs faire le plein avant de partir, avec pas moins de 1600L de gazole remplis dans le réservoir.
Nous sortons tranquillement du port de Brest par temps plutôt clair, et nous pouvons manger notre premier déjeuner sur le pont. Malheureusement en remontant toujours plus au nord, entre la pointe du Finistère et l’île d’Ouessant, la houle se fait plus forte et arrive de travers, ce qui nous fait rouler et tanguer tout en même temps. Plusieurs passagers sont contraints de rendre leur déjeuner par-dessus bord, et bientôt on se retrouve avec la moitié des passagers couchée à même le pont, sur le dos ou le côté, telle une bande de pirates en train de cuver le rhum ingurgité sans modération après une belle prise. Mais non en l’occurrence c’est juste le mal de mer et une position pour moins le ressentir.
Pendant ce temps on déploie la brigantine et le hunier, en complément du moteur pour avancer au plus vite dans cette partie. Puis dans un second temps on déploie la misaine (on dit “envoyer la misaine”) ainsi que la trinquette, le petit foc et le grand foc (les voiles triangulaires à l’avant). Tous les valides à bord participent à la manœuvre, qui consiste à tirer sur les drisses pour hisser les voiles. Et puis quand enfin le capitaine décide de naviguer uniquement à la voile et coupe le moteur, le bruit sourd qui nous accompagnait en arrière-plan depuis le matin cesse enfin, et c’est un relâchement inattendu mais ô combien apaisant qui s’empare alors de nous. Nous voilà, presque toutes voiles dehors, livrer à nous-mêmes et au bon vouloir des éléments. On a d’ailleurs bien moins l’impression d’avancer et pourtant à la fin de la journée nous aurons fait un sacré bout de chemin.
Et en naviguant uniquement avec les voiles, cela nous permet aussi de comprendre par l’exemple ce que veut dire l’expression “virer lof pour lof” qu’on retrouve dans beaucoup de chansons ou autres récits marins. Alors que nous avons un vent de nord-ouest, et que nous sommes avec un cap plein nord, nous avons donc le côté bâbord du bateau qui est au vent. Mais quand il faut virer de cap pour partir vers le sud-est et notre lieu de mouillage, c’est maintenant le côté tribord qui va recevoir le vent. Et cela implique d’orienter les voiles en accord avec ce changement. Le plus dangereux dans l’histoire c’est de faire passer la misaine et la brigantine d’un côté à l’autre du navire, car le bôme (mât mobile horizontal) qui les tient en bas est très massif et se trouve à hauteur d’homme. Donc quand il part d’un côté à l’autre il faut y faire très attention pour ne pas risquer de se faire emporter par son changement de bord.
Le château du Taureau, derrière les cordages au milieu
Nous arrivons finalement dans la baie de Morlaix, en apercevant au loin Roscoff où je serai dans quelques jours. Nous passons juste à côté du fort qui garde l’entrée de la baie et nous mouillons en jetant l’ancre dans un endroit calme et proche de la côte. Tandis que nous profitons du dernier rayon de soleil de la journée, les matelots s’activent pour carguer les voiles qui ont été utilisées aujourd’hui. Il faut les attacher solidement aux vergues pour qu’elles ne prennent pas le vent pendant la nuit, les replier ne suffit pas. Et pour cela il faut grimper sur les haubans du mât de misaine pour carguer le hunier, et crapahuter sur le beaupré pour faire de même avec les focs. Et tout cela est fait avec un pied agile et sûr, sans être assuré (sauf une fois arrivé sur la vergue). Et c’est un travail ô combien difficile et frustrant, car c’est là une tâche qui ne se termine jamais. En effet demain matin il faudra faire l’exact inverse, remonter là-haut pour tout défaire et rendre les voiles prêtes à être envoyées à nouveau.
À cheval sur la voile pour la carguer
Le dîner qui suit, à l’abri dans la cuisine de la nuit qui vient, à l’abri de la houle dans cette baie toute calme, est bien plus agréable que le déjeuner, et permet de resserrer les liens humains après une journée quelque peu agitée.