L'immobile existence
Parcours : Barcelona - Paris
Distance : 1108km
Entre Perpignan et Narbonne, la voie ferrée suit un itinéraire qui sur une carte semble impossible. Le long de la grève d’une lagune,
puis sur une mince bande de terre qui sépare les lagunes suivantes en deux. Étang de Leucate, étang de la Palme, étang de la Berre.
On se demande comment la voie peut garder une stabilité avec cette eau tout autour. Ce doit être un passage rêvé pour tout conducteur
que de lancer son train à pleine vitesse parmi les flamants roses, d’ouvrir les eaux, de toucher des coins de terre qui ne sont autrement
accessibles qu’avec une barque.
Quelques wagonnets abandonnés à la rouille sur des voies qui entrent dans des entrepôts en ruine me laisse penser que l’on doit cet
endroit extraordinaire au passé, aux artisans sauniers qui ont organisé ces lieux en salins et qui vivaient du commerce du sel. Si les
hommes ne sont plus là, les lieux en demeurent marqués. Cette voie construite dans un but industriel a été reconvertie avec bonheur au
trafic voyageur et donne la possibilité à chacun de se sentir envahi par les eaux tout en gardant la sécurité et la chaleur d’un
intérieur deuxième classe.
Les salins ne sont pas les seuls vestiges du passé que l’on peut voir dans ces étangs, car à peu de distance de là, au sortir de
Port-la-Nouvelle se trouve l’île de la Nadière. C’est une toute petite île perdue dans l’immensité de l’étang de Bages-Sigean.
S’y trouve les ruines d’un hameau de pêcheurs, à fleur d’eau. C’est une vision fugace mais qui marque les esprits. Un sentiment de
détresse monte en nous quand on le voit, il paraît avoir fait naufrage et risquer l’ensevelissement à tout moment.
Abandonné depuis la seconde guerre mondiale, il était précédemment habité par des familles de pêcheurs, qui pour être au plus près
des zones de pêche devaient vivre sur cette île sans eau courante et dans des conditions matérielles très précaires. Lors de coups
de vent un peu forts apportant des embruns et faisant monter le niveau de l’étang, les eaux envahissaient les maisons, les meubles devaient
être surélevés, et l’on restait cloîtré chez soi.
Ces paysages extraordinaires nous rappellent que ce qui est émerveillement aujourd’hui est peut-être souffrance du passé.
C’est ainsi que se termine ce voyage, avec 7h de train où les pensées infusent. Celles qu’on avait laissées en chemin à l’aller réapparaissent
à mesure qu’on se rapproche de son lieu de vie, de son espace familier. Le soleil de Cadix, le Guadalquivir, la foule de Séville, les déserts
et les champs de cotons ne sont plus à présent que quelques lignes griffonnées au crayon sur un carnet vert à spirale.
Voilà que reprend l’immobile existence.