Le hameau perdu

Sur Les Traces De Robert-Louis Stevenson
22 août 2020

Parcours : Le Bleymard - Pont de Montvert (Le Merlet)
Distance : 25km (D+ 749m, D- 721m)

Étape importante aujourd’hui car c’est le passage au Mont Lozère (le Mont Finiels d’ailleurs plus précisément), point culminant du parcours avec ses 1699 mètres, qui ouvre sur son versant sud vers le midi de la France. Une commanderie de l’ordre de Saint-Jean était établi sur les contreforts du mont pendant plusieurs siècles. Il n’en reste qu’un petit hameau au sud-est qui garde une référence historique dans son nom (l’Hôpital), ainsi que des bornes de granit délimitant son ancien domaine, et qui guident aujourd’hui le voyageur solitaire dans le brouillard. Car brouillard il est courant d’avoir. Et brouillard il y a ce matin même. Le monde se réduit alors à une bulle de 50 mètres de rayon dont le sol est tapissé de bruyères violettes. De loin en loin la forme ombrageuse d’un sapin. Le reste du monde n’est plus. Les distances se perdent. La géographie s’envole dans le souffle régulier de la bise. Et on pourrait tout à la fois déboucher au sommet du Mont Lozère que de l’Olympe.

La question est vite tranchée puisque le brouillard se lève et disparaît à la minute même où je pose mon sac à terre au sommet. Le Mont Lozère. RLS a rencontré des gens qui lui ont affirmé avoir vu des voiles blanches au loin sur la Méditerranée, en direction du port de Sète (orthographiée Cette à l’époque). Il en doute lui-même, et il est vrai que malgré le temps clair qui s’est installé et qui permet de voir nettement les Alpes à commencer par le Mont Ventoux, affirmer apercevoir la Méditerranée d’ici relève du domaine de la foi.

Plein nord on devine les montagnes traversées depuis le début du trajet, mais le Puy et ses collines ne sont plus visibles depuis longtemps. On se rend compte de la puissance du corps humain dans un monde où le déplacement n’est plus que motorisé. Nos jambes seules peuvent nous porter par monts et par vaux. Elles sont faites pour ça. Quelle était cette vie où la marche était la norme ? Il y a quelques siècles ou même bien avant, quand la sédentarité n’était pas encore de mode. C’est une façon d’aborder le monde à une échelle à la fois bien plus restreinte et bien plus vaste que nous. Ce besoin de se repérer pour se mouvoir sur son territoire ou cette capacité à anticiper par l’observation de la nature les ressources naturelles. C’est un vertige qui me prend devant cette perception de l’espace disparue, cette connaissance à jamais perdue, que plus aucun être humain ne pourra un jour ressentir, si ce n’est quelques enfants loups ou ces rares indigènes vivants encore dans des forêts reculées. Je sens tout cela m’échapper alors même que je viens de découvrir cette façon de vivre.

RLS passe deux nuits à la belle étoile dans cette région, et il évoque lui aussi quelques impressions sur la civilisation dont il se sent à chaque pas un peu plus éloigné.

Une brise molle, ressemblant davantage à une fraîcheur mouvante qu’à une poussée de vent balayait de haut en bas, par instants, la clairière. En sorte que dans ma vaste chambre l’air se renouvelait la nuit entière. Je pensai avec dégoût à l’auberge de Chasseradès et aux bonnets de coton rassemblés, avec dégoût aux équipées nocturnes des employés et des étudiants, aux théâtres surchauffés, aux passe-partout et aux chambres closes. Je n’avais pas souvent éprouvé plus sereine possession de moi-même, ni senti plus d’indépendance à l’endroit des contingences matérielles. Le monde extérieur de qui nous nous défendons dans nos demeures semblait somme toute un endroit délicieusement habitable. Chaque nuit, un lit y était préparé, eût-on dit, pour attendre l’homme dans les champs où Dieu tient maison ouverte. Je songeais que j’avais redécouvert une de ces vérités qui sont révélées aux sauvages et qui se dérobent aux économistes. Du moins, avais-je découvert pour moi une volupté nouvelle. Et pourtant, alors même que je m’exaltais dans ma solitude, je pris conscience d’un manque singulier. Je souhaitais une compagne qui s’allongerait près de moi au clair des étoiles, silencieuse et immobile, mais dont la main ne cesserait de toucher la mienne. Car il existe une camaraderie plus reposante même que la solitude et qui, bien comprise, est la solitude portée à son point de perfection. Et vivre à la belle étoile avec la femme que l’on aime est de toutes les vies la plus totale et la plus libre.

Robert-Louis Stevenson, Voyage avec un âne dans les cévennes

C’est un plaisir de quitter le Mont Lozère qui après 11h se transforme en colonie de vacances. Les voyageurs au long cours sont noyés dans la masse de randonneurs venus d’un des pieds du mont pour une sortie sur la journée. Et je reprends ma route, qui une nouvelle fois s’écarte du chemin balisé. C’est que mon gîte du soir ne se trouve pas exactement au Pont-de-Montvert, mais dans un de ses hameaux perdus sur les hauteurs. La route que m’a donné mon hôte suit une ancienne voie romaine qui mène du col de Finiels à un pont romain sur le Tarn. Le parcours est plus long mais le paysage plus diversifié. Il devient plus sec, les genêts remplacent la bruyère et les airelles, l’horizon s’aplatit. Bientôt je marche sur un chemin de terre blanche, au milieu des champs, avec ça et là quelques arbres isolés, sous un soleil de plomb. On est loin des 1700m du Mont Lozère et de son ambiance brumeuse. J’ai ici l’impression de lire Marcel Pagnol partout où je pose les yeux.

RLS évoque régulièrement les marécages dans lesquels il s’embourbait. Je pense que comme partout en France la plupart ont été asséchés depuis son époque, mais j’aperçois encore par endroit quelques cuvettes humides qui pourraient s’en rapprocher, preuve en est que le climat n’est pas aussi sec qu’il y paraît. Je traverse d’ailleurs le Tarn en fin de journée, autre cohabitation de paysages pour le moins étrange. Cette rivière qui coule paisiblement à travers la plaine aride me fait par sa grandeur et sa plénitude penser à une image de Far-West.

Le temps presse, il me faut hâter le pas pour arriver à temps. Plic-plac, j’ouvre la voie dans les genêts, en sautant d’un rocher à l’autre, dans ce décor des plus sauvage, de bois, de terre nue, de collines qui succèdent aux collines sans plus même un pâturage, suivant aveuglément mon plan qui m’indique que je suis bientôt arrivé quant bien même mes sens perdus dans la nature m’informe du contraire. Et soudain, en passant le faîte d’une colline tout aussi anodine que les autres, voici qu’apparaissent quelques maisons de pierre toutes proches regroupées dans un modeste hameau : le Merlet. Îlot de fraîcheur et d’humanité  dans ce paysage où s’étendent de toutes parts les coteaux que seul le soleil et le vent façonnent.

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