L'exode rural

Sur Les Traces De Robert-Louis Stevenson
21 août 2020

Parcours : Chasseradès - le Bleymard
Distance : 19.9km (D+ 600m, D- 692m)

À la sortie de Chasseradès, à côté d’une grange des plus ordinaires se joue un spectacle qui l’est moins. Pour nous tout du moins, car pour RLS cela n’était peut-être que banal. Pareil à un rocher isolé en mer autour duquel tournoient une nuée d’oiseaux marins venus y nicher, il y a un balai incessant d’hirondelles qui volent et virevoltent autour de ce bâtiment, ou qui se posent sur le câble téléphonique tout proche. Une colonie entière. Le ciel en est rempli. Et on reste un temps à observer ce spectacle, cette vitesse folle, ces cascades aériennes. On ne les voit qu’à peine battre des ailes, si bien qu’on pourrait croire à des centaines de petits cerf-volants.

Peu après se dévoile le hameau de Mirandol et son viaduc photogénique qui permet à la voie ferrée d’enjamber le Chassezac. Les maisons sont construites à côté même des piles du pont. Sur la chaussée qui serpente pour descendre au fond de la vallée on trouve plus de bouses de vaches que de trace de voitures. Si RLS n’a pas vu ce viaduc construit dans les années 1890, il a dîné lors de son étape à Chasseradès avec des ingénieurs d’études topographiques qui étaient là pour étudier justement la faisabilité d’un tel ouvrage et ses alternatives.

“Hé, bourgeois, il est cinq heures ! Tel fut le cri qui m’éveilla au matin (samedi 28 septembre). La chambre était remplie d’une buée transparente qui me laissa obscurément entrevoir les trois autres lits et les cinq bonnets de nuit différents sur les oreillers. Mais par-delà la fenêtre l’aurore empourprait d’une large bande rouge le sommet des montagnes et le jour allait inonder le plateau. L’heure était suggestive et il y avait là promesse de temps calme qui fut parfaitement tenue. J’étais bientôt en chemin avec Modestine. La route continua pendant un moment sur le plateau et descendit ensuite à travers un village abrupt dans la vallée du Chassezac. Son cours glissait parmi de verdoyantes prairies, dérobé au monde par ses berges escarpées. Le genêt était en fleur et, de çà de là, un hameau envoyait au ciel sa fumée.”

Robert-Louis Stevenson, Voyage avec un âne dans les cévennes

Voici le départ de Chasseradès et la traversée encaissée de la vallée à Mirandol que fit l’écossais. Sur l’autre versant, il monta au sommet du mont Goulet à près de 1500m. C’est le chemin que je prends ce matin aussi, bien que le tracé “officiel” ne passe point par ce sommet. Cette décision tient plus de l’envie d’allonger cette courte étape que de l’expression d’un certain zèle littéraire. Le chemin bien moins fréquenté et moins entretenu me permet d’apercevoir un chevreuil. Surpris autant que moi par une telle rencontre, il s’éloigne en quelques bonds gracieux et m’observe à distance. À l’approche du sommet le chemin se perd, devient cul de sac, et il me faut tracer ma route à travers la bruyère et les sapins pour arriver finalement au point culminant. Je comprends mieux pourquoi le tracé du chemin de Stevenson ne passe pas par ici. Il n’y a rien à voir. La pente n’est pas assez forte pour dégager l’horizon bouché par les sapins. Il n’y a rien non plus pour matérialiser le sommet, pas même une borne géodésique. Seul une antenne pour le réseau téléphonique permet de tromper la solitude.

La pente est douce de l’autre côté aussi, le sous-bois humide et mousseux, et le soleil tape toujours aussi fort. Après la Loire et l’Allier traversés à quelques kilomètres seulement de leur source ces derniers jours, c’est au tour du Lot. Et pour le coup c’est sa source même qu’il nous est donné de voir. La Lozère, la Haute-Loire et l’Ardèche, voici le centre fluvial du pays. Un fond de vallée marécageux, un filet d’eau à travers les herbes hautes et des vaches qui paissent quelques centaines de mètres plus bas. Voilà le Lot. Mais pourquoi est-ce ici le Lot ? N’est-ce pas qu’un simple jeu d’écriture ? Pourquoi ce ruisseau-là est-il le Lot et non pas son premier affluent ? Pourquoi est-ce lui spécifiquement qui donne son nom à ce continuum liquide qui serpente et se mélange à d’autres pour rejoindre la Garonne quelques 485km plus loin ?

S’il y a de grandes maisons neuves aux abords du village, le centre du Bleymard semble avoir été déserté. Les enseignes délavées des commerces disparus se laissent encore deviner sur certaines façades, témoins d’un dynamisme perdu. Mais l’exode rural à fait son œuvre et on peut, au dire des annonces placardées au long de l’artère principale du village, y acheter un appartement pour quelques 50000€ à peine. C’est d’ailleurs ce même exode rurale qui a supprimé l’individualité de plusieurs villages pour créer dans un gbloubi-boulga administratif une commune nouvelle répondant au nom de Mont Lozère et Goulet et s’étendant sur une superficie 10 fois plus grande que le Bleymard seul, qui n’est plus désormais que le chef-lieu de cet commune.

Tous les gîtes et les auberges proposaient jusqu’à présent la demi-pension. Ce n’est pas le cas du gîte ce soir au Bleymard qui a des allures d’auberge de jeunesse avec ses dortoirs et sa cuisine partagée, ou bien encore de chalet à la montagne ou d’un refuge pour randonneurs. C’est l’occasion d’un dîner improvisé avec mes deux compagnonnes de chambrée, avant la balade digestive du soir pour chercher l’église du village, pour déchiffrer les anciennes enseignes de coiffure pour dame, de cordonnier, de bar-tabac, d’épicerie. Pour observer les chats aux fenêtres qui nous observent en retour dans leur éternelle et calme supériorité.

Photos
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