Retraite ardéchoise

Sur Les Traces De Robert-Louis Stevenson
19 août 2020

Parcours : Cheylard-l'Évèque - Notre-Dame-des-Neiges
Distance : 23.5km (D+ 733m, D- 763m)

L’effervescence toute relative de hier après-midi, avec ces voyageurs déboulants de toute part pour traverser le village ou pour s’attabler à la terrasse, a disparu. Dans le matin où s’étire encore quelques filets de brume par-dessus les arbres, les voyageurs s’en vont par petits groupes, taciturnes. La chaleur, la vie, les liens humains que la veille a tissé ont été effacés par la nuit, et il faut s’atteler à nouveau à les reconstruire dans cette nature sauvage. Mais avant cela il est un temps pour contempler. Dans le froid mordant du matin, le soleil rasant rend tout ce qu’il touche doré. Apportant au bout de chacun de ses doigts le volume et les odeurs à ce monde. Récréant sans cesse la vie. Et chaque jour à nouveau.

Le chemin jusqu’à Luc est des plus agréables, alternance de sous-bois, de sentier à travers champs ou de descentes rocailleuses. Et toujours les ovations de criquets aux couleurs flamboyantes à chacun de mes pas. Ils ont aujourd’hui les ailes rouges.

RLS était arrivé à Luc quelques jours à peine après l’installation d’une madone au sommet du donjon du château de Luc, l’un des seuls bâtiments encore à se dresser dans les ruines de ce qui fut naguère un château-fort, et qui a été reconverti en chapelle. Aujourd’hui la madone est toujours là, tout comme la chapelle et les ruines. La capacité de résistance de la pierre est telle que nous pouvons découvrir ce lieu avec les mêmes yeux que l’écossais. Le positionnement du château à cet endroit n’est pas un hasard tant ce lieu domine la plaine alentour, et l’on aperçoit le village fleuri de Luc en contrebas, qu’on traverse quelques minutes plus tard. Et puis on longe la voie ferrée avant de bifurquer pour entamer la montée vers l’Abbaye Notre-Dame-des-Neiges. C’est là, à l’ombre d’un bosquet de sapins, en haut d’une côté arasée de soleil, que je vois le premier âne accompagnant des voyageurs. Débarrassé de son chargement, il broute paisiblement, au côté d’un couple qui se repose dans un hamac installé pour l’occasion.

Quand plus loin, je trouve un petit ruisseau à traverser à gué, où l’eau translucide reflète les rayons du soleil au zénith et où les seuls bruits qui me parviennent sont le ronronnement de l’eau, le chant de la nature environnante et le bruissement du vent dans les feuilles des hêtres, il ne me vient alors qu’une envie, c’est de retirer mes chaussures pour me tremper pieds-nus dans ces eaux. Et de rester là des heures, l’eau fraîche sur mes pieds balançant avec le soleil tapant sur mon front. Et de rester là à contempler la vie aquatique, à regarder passer les aiguilles de sapins dans le courant. Et puis ensuite de faire quelques pas sur le petit pont de bois quelques mètres plus loin, dont les lattes chauffées par le soleil sont d’un confort pour les pieds comme nul autre pareil. Je suis interrompu dans ces rêvassements digestifs par de nouveaux voyageurs avec des ânes. Il y en a deux, chacun ayant sa personnalité comme je l’apprendrais plus tard. L’un préfèrant traverser à gué, l’autre emprunter le pont.

La seconde moitié de la journée est plus monotone. Les chemins pour rejoindre Notre-Dame-des-Neiges sont de larges chemins forestiers. Mais c’est pourtant bien là, entre les sapins, les genêts et les bruyères que j’entends ma première cigale du voyage, à plus de 1000 mètres d’altitude, sur les pentes de l’Ardèche que je viens d’atteindre. C’est aussi là, sous le couvert forestier que nul rayon de soleil ne vient transpercer peu importe l’heure de la journée, que je croise une grenouille qui plonge et disparaît dans une flaque d’eau boueuse avant mon passage. Curieux mélange animal à peu de distance près que cet être de chaleur et celui d’humidité. C’est d’ailleurs sur ces mêmes pentes que l’eau aussi erre et serpente. Je navigue sur la ligne de partage des eaux qui oscille entre Lozère et Ardèche. Selon où la pluie tombe, selon où la rosée se dépose chaque matin, à quelques kilomètres près, à quelques mètres près, l’eau qui en résulte partira soit vers l’un des affluents de la Loire et donc vers l’Atlantique, ou bien vers l’un des affluents du Rhône et donc vers la Méditerranée. Petit écart, grande conséquence.

Pareil à un parcours administratif kafkaïen où plusieurs services se renverraient la balle, ici les panneaux d’indication pointent les uns vers les autres mais sans aucune cohérence de kilométrage et de lieux. Alors rapidement on abandonne la partie de la réflexion et on erre simplement sur les chemins, guidé par l’intuition seule. Tous les chemins menant à Rome, je constate qu’à l’échelle ardéchoise ce principe géographico-religieux se transpose parfaitement, tous les chemins menant à Notre-Dame-des-Neiges car j’y arrive sans effort de recherche. Ou alors serait-ce les sirènes de la civilisation qui m’ont appelé jusqu’ici ? Car autour de cette abbaye qui pourtant ne brasse plus ni son vin ni sa bière, il y a probablement plus d’une centaine de voitures et autres camping-cars. C’est un sentiment assez étrange que de retrouver des traces aussi nettes et grossières de la présence de l’homme en ce monde. Tout autant rassurante et familière, que dérangeante et oppressante.

À l’intérieur du bâtiment qui accueille les randonneurs, on revient à un univers plus intime et plus frugal, proche de ces derniers jours. La chambre est toute simple avec un petit lavabo à disposition et un crucifix au mur. Le reste du confort moderne est en commun, au bout du couloir. Au dîner, après une formation express de la part du moine chargé du lien aux randonneurs, nous sommes livrés à nous-mêmes. Pour le service comme pour le nettoyage de la salle et la vaisselle.

RLS fera aussi étape dans cette abbaye, même si physiquement pas dans le même lieu puisque l’abbaye en elle-même a été détruite par un incendie en 1912, et que d’autres bâtiments ont été construit au fur et à mesure autour. Il n’obtiendra l’hospitalité qu’après avoir longuement argumenté sur le fait qu’il n’était pas un colporteur venu vendre quelques marchandises aux moines. Il aura tantôt un accueil chaleureux, de moines curieux de voir un écossais pour la première fois, tantôt hostile quand un prête zélé apprendra qu’il est protestant et voudra activement le détourner de cette secte.

Le soir tombe rapidement, et à la fenêtre de ma chambre j’observe enchanté le corail du ciel ardéchois, au son de la fontaine de la cours intérieure du bâtiment où nous logeons. De là, le ciel étoilée qui se lève. De là, le sommeil.

Photos
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