L'assiette de fromage

Sur Les Traces De Robert-Louis Stevenson
18 août 2020

Parcours : Langogne - Cheylard-l'Évèque
Distance : 13km (D+ 370m / D- 250m)

Partir tôt, c’est être acteur de sa vie. C’est être présent dans le monde quand il démarre et non plus le subir tout au long de la journée, à courir derrière un retard qui jamais ne peut se combler. C’est découvrir le nouveau monde qui se met en branle avec notre passage. C’est cueillir les surprises que la nuit a élaborées et qui disparaissent dès que le premier être les découvre.

Sur le chemin, les herbes jaunes sont remplies de criquets bleus, qui à chacun de mes pas déploient leurs ailes pour me montrer leur belle couleur, me faisant ainsi une haie d’honneur en s’envolant de part et d’autre de ma foulée. Et c’est de la peine que de marcher sans en écraser tant ils sont nombreux. Hêtraies et sapinières se succèdent et se mélangent. On en sort pour traverser un petit village ou un hameau, puis on y replonge.

À la sortie de Sagne-Rousse c’est une famille complète jusqu’aux enfants de 8 ans qui sortent sur la route, le bâton à la main pour encadrer le petit troupeau de vaches qu’ils mènent à la pâture. Fini les champs cultivés aujourd’hui, seul reste les pâturages où des vaches broutent placidement dans des prairies d’herbes folles ou se mettent à l’ombre des sapins. Curieux décor pour qui n’a que l’image de la vache normande ou de la vache savoyarde qui s’ébat dans des grands espaces d’herbes grasses. Ici l’herbe est plus sèche et la forêt très présente à l’endroit où les vaches sont parquées.

Quelques kilomètres plus loin on traverse Fouzilhac puis Fouzilhic. Ce fut une étape pénible pour RLS qui demanda son chemin et fut confronté à un environnement hostile, avec les paysans qui ne lui répondaient pas et ceux qui lui donnaient de mauvaises indications. Et puis avec ces deux fillettes qui se moquèrent ouvertement de lui, malhabile conducteur d’âne, ce qui lui fit écrire ceci :

La Bête du Gévaudan a dévoré environ une centaine d’enfants de ce canton. Elle commençait à me devenir sympathique.

Robert-Louis Stevenson, Voyage avec un âne dans les cévennes

La nuit tombée, RLS tournera en rond et se perdra jusqu’à revenir dans ces deux hameaux. Il toquera alors à la porte d’une maison puis d’une autre pour demander son chemin, s’offrant de payer jusqu’à 10 francs pour qu’on l’accompagne sur la bonne route. L’un des habitant se barricadera chez lui, l’autre ouvrira poliment mais se refusera à apporter son aide, car c’est que, voyez-vous, il fait noir. Derrière cet homme une des fillettes qui s’était moquée de lui précédemment montra son nez, si bien que découragé il se résolu à se débrouiller par lui-même. Malgré le noir et le froid il campa aux abords de Fouzilhac.

J’arrive pour ma part sans encombre jusqu’à Cheylard-l’Évèque, en avance même sur l’horaire d’ouverture de l’auberge où je dormirai ce soir – la seule du village. Attiré par la porte ouverte, je m’en vais patienter dans l’église juste en face. Dernier lieu d’hospitalité inconditionnelle s’il en est, ouvert à tout heure et pour tout le monde. C’est cette hospitalité là encore plus peut-être que celle des auberges où l’on est attendu chaleureusement qui réchauffe le cœur du voyageur isolé. On peut rester là à contempler le jeu du soleil sur les vitraux, fût-ce-t-ils modestes comme ici, dans cette semi-obscurité apaisante qui contraste avec les éclairs flamboyants du soleil au-dehors.

Passé l’horaire de 15h, les randonneurs de tous les pays alentours semblent bifurquer vers Cheylard-l’Évêque et son auberge qui devient alors le centre du monde. Qui pour se rafraîchir avant la prochaine étape, qui pour prendre une chambre pour la nuit. Proportionnellement à sa taille, c’est le village le plus animé que j’ai croisé pour l’instant. La chapelle Notre-Dame-de-Toutes-les-Graces posée sur une petite colline domine le village. L’envie d’y grimper me vient après m’être rafraîchi et délesté de mon sac à dos, de mes grosses chaussures et du poids de la journée écoulée. Au pied de la chapelle, le sentiment de liberté m’envahit. La liberté de ne pas être resté agglutiné en bas à la terrasse de l’auberge que je devine remplie d’où je me trouve. Le sentiment de gambader librement après l’étape terminée et la destination atteinte. La liberté d’en faire plus, de ne pas simplement marcher pour me rendre à ce point où je suis censé me rendre, mais marcher, sauter d’un pas vers l’autre avec la légèreté de celui qui a accompli sa journée et qui n’a rien d’autre à en attendre, si bien qu’il peut se livrer à ce qui peut ne pas avoir de sens mais que commande son envie du moment. L’appel du plus loin, sans préparation, sans condition, sans prérequis, sans réflexion. Derrière la chapelle un chemin descend, s’éloigne puis s’enfonce dans les bois. C’est un magnifique appel pour qui se trouve dans l’état d’esprit qui est le mien, et il me faut mobiliser toute ma raison pour ne pas y céder. Je veux toucher du doigt la possibilité de m’engager sur ce chemin, goûter à cette évasion sans y aller. Rester sur le fil, sur ce sentiment de liberté sans se laisser absorber trop loin, car alors le risque est fort d’aller toujours plus loin sans se contrôler, jusqu’à ce qu’il soit trop tard et qu’il faille alors faire demi-tour, et de là perdre son pas léger pour rentrer à marche forcée vers son lieu de départ et retrouver le gîte et le couvert qui nous attendent.

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent Pour partir, cœurs légers, semblables aux ballons, De leur fatalité jamais ils ne s’écartent, Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Charles Baudelaire, Voyage, les Fleurs du mal

19h, la cloche sonne, il est l’heure d’aller dîner au refuge du Moure. En ces temps d’incertitudes sanitaires, les places nous sont attribuées, et pareil à un mariage où les célibataires se retrouvent à la même table, les personnes voyageant seules se retrouvent à manger ensemble. On se recroise avec certains randonneurs, on fait connaissance avec d’autres. On se dit où on passe nos nuits suivantes. On s’entraide dans cette aventure en commun. Seul ensemble ici aussi.

Au milieu du repas, ayant déjà bien mangé, je le qualifie de généreux, de riche, voir même de copieux. Mais alors quand on me sert la suite, je dois balayer tous ces qualificatifs d’un coup pour en trouver un autre au plus profond de mon dictionnaire mieux adapté à la situation : pantagruélique. Le plateau de fromages qui est une tradition qui se perd est toujours présente ici. Après une tarte aux fromages et sa salade, une bonne part de poulet basquaise et son riz, sans compter les verres de vin de rigueur avec un tel repas, voilà qu’on me sert une assiette entière pour moi tout seul. Un quart de Saint-Marcellin, une large pointe de Cantal, une épaisse tranche de bleu d’Auvergne et deux autres morceaux encore que ma culture citadine m’empêche de nommer mais non pas d’apprécier. Bref, c’est un supplice que de se voir servir pareil assiette de fromages et d’être dans l’incapacité de la finir faute d’appétit. Les plus téméraires se verront proposer un dessert après cela.

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