Le tableau hollandais

Sur Les Traces De Robert-Louis Stevenson
16 août 2020

Parcours : Saint-Martin-de-Fugères - Le Marconnès
Distance : 21km (D+ 799m / D- 625m)

Face à l’inconnu des chemins à venir et des distances à parcourir, la raison nous a conduit à raccourcir l’étape aujourd’hui. Pas de Boucher-Saint-Nicolas. Pas de lac. C’est qu’il fut difficile de trouver un hébergement sur cette partie du chemin. Nous nous réconfortons en nous disant que RLS aussi aura raté le lac. Son souhait était pourtant de camper sur les bords du lac, car comme à nous, on lui en avait vanté les beautés. Mais s’étant fait surprendre par la nuit trop loin de sa destination, il demanda son chemin à une mère et son fils qui passaient là. Il dû insister longtemps, allant à les presser même physiquement, pour que finalement la mère concède à ce qu’il les suive dans ce qu’il pensait être la direction du lac, quand une heure plus tard il se retrouva au  village du Boucher, à plusieurs kilomètres du lac.

Le soleil encore bas sur l’horizon, nous arrivons au devant de Goudet et plongeons vers ce petit village, dans l’ombre des gorges de la Loire, que nous traversons à nouveau. Elle n’a ici que l’apparence d’une vulgaire rivière, qui pourrait se traverser à gué sans avoir à se mouiller les genoux.

D’au-dessus et d’en dessous, on peut l’entendre qui sinue parmi les pierres, aimable jouvenceau de fleuve qu’il semble absurde d’appeler la Loire. De toutes parts, Goudet est encerclé par des montagnes ; des sentes rocailleuses, praticables au mieux par des ânes, rattachent la localité au reste de la France. Et hommes et femmes y boivent et sacrent dans leur coin de verdure où, du seuil de leurs demeures, lèvent les yeux, l’hiver, vers les pics ceints de neiges, dans un isolement qu’on jurerait pareil à celui des Cyclopes homériques.

Robert-Louis Stevenson, Voyage avec un âne dans les cévennes

Métaphore de la vie s’il en est, une fois descendu il nous faut remonter de l’autre bord. Monter et descendre, ad nauseam. Il n’est pas une route plate dans ce pays. Les cols et les sommets, pour peu qu’ils soient dégagés, nous offre un panorama de ce monde. Les sucs, résidus volcaniques où la lave s’est agglutinée, se dessinent dans la brume tout autour de nous. Tantôt boisés, tantôt couverts de champs. Ils se cachent les uns les autres, s’alignent de manière chaotique, et on les voit bleuir à mesure que notre regard se perd au loin vers l’horizon. Ce sont là aussi de très bons points de repère, qui s’éloignent ou se rapprochent lorsque l’on marche, et qui nous permettent de visualiser la distance et le dénivelé que l’on abat. Nous avons la chance aujourd’hui encore d’avoir une belle diversité de paysage. Depuis les champs couleur de paille écrasés par le soleil jusqu’au petite vallée encaissée et humide que l’on remonte jusqu’en amont pour déboucher sur le plateau et recommencer la boucle.

Saint-Arcons-de-Barges nous a été recommandé par un de nos hôtes comme étant un village que nous nous devions de visiter. C’est là encore un village enclavé par le relief, à la jonction de trois petites vallées, et qui ne se différencie d’un hameau que par la présence d’une mairie. Un village où une timide route départementale arrive mais n’en repart pas. Et pourtant, l’architecture nous laisse à imaginer un certain dynamisme que la vie moderne à fait fuir. Que ce soit par cette église romane remarquable aux cloches apparentes ou par certaines bâtisses magnifiques en pierre de taille dont l’arche de l’enceinte est surmontée de la date de construction : 1812. Je me prends à rêver à cette vie là, isolé, en autarcie, à vivre plusieurs mois de l’année sous la neige sans plus voir le soleil.

En route vers notre auberge du jour, je repense à la description de RLS concernant l’auberge dans laquelle il est contraint de dormir au Boucher-Saint-Nicolas justement.

L’auberge du Bouchet-Saint-Nicolas était des moins prétentieuses que j’aie jamais visitées, mais j’en vis beaucoup plus de ce genre durant mon voyage. Elle était, en effet, typique de ces montagnes françaises. Qu’on imagine une maison campagnarde à deux étages avec un banc devant la porte, la cuisine et l’étable contiguës, de sorte que Modestine et moi pouvions nous entendre dîner réciproquement. Ameublement des plus sommaires, sol de terre battue, un dortoir unique pour les voyageurs et sans autre commodité que des lits. Dans la cuisine, cuisson et manger vont de pair et la famille y dort la nuit. Quiconque a la fantaisie de faire sa toilette doit y procéder en public à la table commune. La nourriture est parfois frugale : du poisson sec et une omelette ont constitué en plus d’un cas mon menu. Le vin y est des plus médiocres, l’eau-de-vie abominable. Et la visite d’une énorme truie grognant sous la table et se frottant à vos jambes n’est pas un impossible accompagnement du repas.

Robert-Louis Stevenson, Voyage avec un âne dans les cévennes

Le lieu que nous avons choisi quant à nous ne se targue pas moins de tous ces qualificatifs : hôtel, gîte, camping, restaurant, piscine, terrasse. Devant ce débordement lexical, nous pouvions nous attendre à être surpris. Et nous ne sommes pas déçus, en écartant le rideau de porte délavé, nous sommes plongés hors du temps dans une image arrêtée, un tableau de maître. Mur de pierre, poutres apparentes en bois, escalier de quelques marches à peine pour accéder à l’étage, cheminée sous l’escalier, le tout dans une relative pénombre et un plafond bas qui accentue le sentiment de petitesse du lieu. La mère, robe sombre, longiligne, debout derrière le comptoir en bois, en train d’essuyer des verres. Le père, en polo vert, assis à une des tables de la salle, en train de faire les comptes. La première fille dans une robe aussi jaune que ses cheveux blonds, à demi enroulée dans une couverture de laine, la main en suspension, le regard fixé sur un puzzle posé devant elle. Le seconde fille, enfoncée dans un fauteuil en osier, les jambes repliées contre elle, en train de lire près de la fenêtre. Le fils, allongé sur un canapé, dans un angle de la salle, le regard dans le vague face à la télé. Nous faisons irruption dans ce tableau et il faut plusieurs longues secondes avant que l’un des personnages ne dénote notre présence et nous salue dans un français fortement teinté d’accent hollandais. Nous l’avions deviné aux camping-car et aux plaques d’immatriculation jaunes au-dehors, les propriétaires du lieu sont hollandais, ce qui attire à eux d’autres hollandais qui viennent ici en vacances en terrain conquis.

Le soir, dans cette salle où le bois et la pierre sont partout, où l’on parle hollandais à chaque table, on nous sert à manger dans cette ambiance tamisée et cosmopolite. On pourrait se croire dans une taverne d’un comptoir commercial dans un ville étrangère sous d’autres latitudes et en d’autres époques. Après les Caraïbes, les Indes et l’Océanie, voilà que plusieurs siècles plus tard les hollandais ont également atteint la Haute-Loire.

Photos
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