Foutu marketing

Sur Les Traces De Robert-Louis Stevenson
26 août 2020

Parcours : Saint-Jean-du-Gard - Alès
Distance : 23.8km (D+ 1090m, D- 1148m)

Cette étiquette de dernière étape est traître, on se projette, on imagine déjà le repos à venir, on en oublie le présent, comme s’il allait de soi et n’avait pas à être vécu. Et pourtant il est bien là, on y goûte un peu plus à chaque pas. On revient alors à soi dans la chaleur du mois d’août et dans l’odeur des épines de pins chauffées par le soleil. La pensée réconfortante du soir est toujours là quelque part, mais elle n’est plus nécessaire. À mesure que les étapes et les kilomètres nous rapprochent du sud, la végétation et le paysage change. On pourrait se croire par moment en Corse, dans ce mélange de pins, de châtaigniers et d’oliviers à demi-sauvage. Les lézards ont remplacé les criquets sur les chemins, ce sont eux qui fuient devant mes pas maintenant. D’ailleurs est-ce peut-être les cigales qui ont délogé les criquets, plutôt que les lézards. Hier, au passage du col de Saint-Pierre, qui sépare la Lozère du Gard, j’ai constaté un phénomène étrange. Du côté de la Lozère, les criquets étaient encore bien présents, mais à peine ai-je traversé la route pour me trouver dans le Gard que j’ai été assailli par le chant des cigales, que je n’avais plus entendu depuis mon passage en Ardèche sur les pentes qui me conduisaient à Notre-Dame-des-Neiges. D’où ma présente interrogation. Existe-t-il une guerre territoriale secrète entre les criquets et les cigales ? Les criquets tenant leur fief lozérien, tandis qu’ils sont assiégés au sud et à l’est par les cigales ?

Si les prix de l’immobilier étaient au plus bas au Bleymard, je serais curieux de connaître ceux de la région que je traverse, qui me semble de prime abord plus accueillante et accessible pour le citadin cherchant à s’expatrier. Le village de Mialet par exemple est d’un charme fou. Pierres apparentes, petits murets, auvents couverts de verdure, escaliers, mobiliers de jardin en fer, rues étroites, murs ocre, blanc cassé, vert pâle, fleurs, platanes sur les places. Même le cimetière est d’un goût charmant, les tombes ne sont pas d’un marbre stérile et cru, mais simplement délimitées par quelques arceaux en fer forgé, laissant libre la nature de s’approprier les lieux. Les stèles en pierre tendre et claire sont entourées d’herbes folles couleur de paille, pour un éternel repos joyeux en harmonie avec le monde.

Pour cette dernière étape, il existe des alternatives avec et sans âne. Et je comprends pourquoi en voyant les pentes et les rochers affleurants sur lesquels il faut bondir pour passer. Aucun âne n’aurait pu marcher ici. L’âne à la force et l’endurance, l’homme à son agilité.

Les passages compliqués se succèdent quand, au sommet d’une bosse, la vue se dégage et Alès se dessine dans la plaine des Cévennes. Après des jours et des jours à ne connaître que des villages de quelques centaines d’habitants, Alès, ses 40000 habitants et ses quartiers qui s’étendent de toute part me semble une métropole d’importance. La vue de l’arrivée ravive la projection dans le futur repos, dans l’après maintenant. Erreur ! Car en descendant la bosse voilà qu’en apparaît une nouvelle, à peine plus petite, qui masque à son tour l’horizon et qu’il faut à nouveau gravir puis redescendre, jusqu’à la suivante où le phénomène se reproduit à nouveau. Alès semble être un mirage qui se laisse apercevoir puis disparaît, puis revient à la vue toujours aussi distant de nous. Peut-être la chaleur a-t-elle un rôle à jouer dans cette perception, car si le soleil ne nous a jamais quitté depuis le début du voyage, la faible altitude ici rend son effet bien plus intense sur la température qui dépasse tranquillement les 30°. Les chemins de pierre et la végétation basse n’offrent que peu de répit ombragé. La sueur me perle sur le front puis sur le visage comme des larmes de chaleur. Le soleil cuit tout.  Il fait remonter l’odeur de la terre, de la roche, et ô extase, de cette drogue provençale qu’on nomme le thym.

L’eau vient bientôt à manquer. Dans ce paysage aride il faut se décider soit à faire un détour de plusieurs kilomètres pour atteindre un hypothétique point d’eau, soit à presser le pas tout droit pour rallier le point d’arrivée au plus vite et trouver alors de quoi se rafraîchir de manière certaine dans ce cocon de la civilisation qui s’ouvre à nous.

Allant ainsi à marche rapide, enjoint par mon corps à trouver de l’eau rapidement, à l’affût de la moindre habitation pour quémander le remplissage de ma gourde, je n’ai jamais autant aimé le son d’un camion roulant sur une départemental, signe de proximité avec ladite civilisation. Malgré cela le choc est rude, après des jours de repos des sens, voici les stimuli incessants qui reviennent. Retour dans le monde des bouteilles en plastique, des pigeons, des feux rouges et des gens aux souliers vernis.

Arrivé à la première boulangerie qui vend des boissons fraîches j’attrape, non pas une bouteille d’eau mais une canette rouge. C’est que durant ce laps de temps où le soleil m’a cuit, involontairement me sont venues à l’esprit des images. Des images de personnes autant en sueur que moi, épanchant leur soif en buvant le contenu d’une même canette rouge dans un soupire d’aise. Joie que c’était alors de m’imaginer ressentir la même chose. Joie qui par le pouvoir de l’imagination m’a permis d’abaisser mon niveau de soif dans la certitude qu’elle serait bientôt apaisée, et d’une façon si agréable que l’attente n’en était que meilleure. Si bien que même mon achat effectué, j’ai pris le temps de trouver un endroit agréable pour enfin me laisser aller, comme celui qui tient en main les clés de sa liberté mais qui garde ses attaches quelques instants encore pour laisser monter en lui l’apaisement à venir.

C’est donc avec mes allures de SDF, les cheveux peignés par la sueur, pas rasé depuis deux semaines, les vêtements plus très propres, mon gros sac sur le dos, le pas lourd et pas très assuré, que je m’assoie sur une rambarde la canette à la main. La première gorgée fait du bien, à la seconde je sens ma bouche pâteuse, et dès la troisième j’ai plus soif qu’avant d’avoir commencé à boire. Ce qu’il me fallait, c’était de l’eau. Rien que de l’eau. Pardon Robert-Louis, tu n’aurais pas été fier de moi. Avoir vécu par la nature et les villages loin du monde pour en arriver là, à sombrer en quelques minutes à peine. Mais c’est que vois-tu un siècle et demi de marketing sont passés par-là. Quant bien même voudrait-on s’en extraire.

Il n’empêche, cher RLS, que je suis allé au bout du chemin tracé en ton honneur. Merci pour ton courage et ton sens de l’aventure. Merci pour ce que tu as laissé de toi.

V.

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