J11 : les plus chanceux

La Corse Puis Le Belem
19 septembre 2018

Lieu : Au large de la Corse

Une ombre me secoue dans la nuit. « C’est pour le quart ! Ok. » 3h40. Il ne me faut cependant que quelques instants pour que mes sens soient tous éveillés, que mes pupilles soient celles d’un chat qui sort chasser la nuit. Le bateau gîte. Les batteries sont noires et silencieuses. Je suis pris de l’excitation de celui qui fait l’école buissonnière et qui va découvrir ce qui est caché, de l’excitation du branle-bas de combat après des jours de calme.

Nous sommes 4, en short et veste de quart, à pointer à la dunette pour la relève de 4h. Et ce ne sont pas là les plus courageux, mais bien les plus chanceux. Car il n’est nulle fatigue, il n’est nul froid quand vous levez les yeux au ciel et que s’offre à vous le spectacle miroitant de la Voie Lactée, tandis que l’horizon noir et brumeux qui vous enveloppe est lézardé d’éclairs insaisissables.

À la veille en pleine nuit et en haute mer il n’y a guère à faire à part contempler les étoiles et se repérer dans le ciel. En revanche à la barre, avec la houle qui s’est réveillée et les 17 nœuds de vent tant espérés depuis le début du voyage, il faut garder une vigilance constante. En effet, pour tenir le cap au 305 (Nord-Ouest) qui nous est donné, il faut compenser la dérive que la houle et le vent nous impose. Pour cela nous avons à disposition à un anémomètre qui nous indique la direction et la force du vent, un compas qui nous indique notre cap actuel ainsi qu’un indicateur de barre qui nous informe de l’angle du gouvernail par rapport à l’axe du navire. Quand on tient le bon cap, il ne faut pas remettre la barre au centre pour aller tout droit, mais toujours serrer un peu plus vers le vent afin de contrebalancer sa force. Mais plus encore que cela, il faut appréhender l’inertie du navire quand on manie la barre. Car un changement de quelques degrés ne modifiera que très légèrement la trajectoire après quelques secondes, il faut être alors patient et ne pas se laisser tenter de virer encore plus sans quoi on s’expose à partir sur le côté. Et alors c’est l’escalade puisqu’on va osciller de part et d’autre du cap en corrigeant sans cesse la trajectoire.

Après le “poste de propreté” du matin, quand tous les stagiaires sont réveillés, frais et dispos, les voiles sont hissées à nouveau, bien que le vent de cette nuit soit quelque peu retombé. Le vocabulaire devient familier, l’ordre dans lequel effectuer les manœuvres aussi. En revanche cela demande beaucoup plus de temps d’appréhender les plus de 200 points de tournage du Belem. Ce sont les cabillauds sur lesquels ont vient enrouler les cordages. Chacun à un rôle particulier (drisse, cargue, écoute, etc) et correspond à une voile spécifique. Seul l’expérience permet de s’y retrouver dans ce dédale, ou le par cœur. Dans le carnet de bord qui nous a été fourni avant de partir il y a en effet le schéma complet de Belem avec la liste exhaustive de chacun de ces points de tournage.

Points de tournage arrière Points de tournage arrière

Points de tournage avant Points de tournage avant

L’air du grand large et l’activité physique (loin d’être intensive mais bien ressentie tout de même), me donne un appétit comme jamais auparavant. Et je ne suis pas le seul. Les matelots qui mangent avec nous se servent et se réservent encore des quantités qui peuvent surprendre de prime abord. Je comprends aisément que le poste de cuistot soit considéré comme le plus important à bord d’un navire. Car des matelots le ventre vide travaillent moins bien et deviennent grognons rapidement. Et dans un espace clos où chacun dépend des autres, c’est une situation qu’on veut éviter au possible. Il m’a suffit de voir que le plat de guacamole est arrivé une fois vide avant le bout de la table, pour avoir un aperçu des tensions que cela peut rapidement engendrer. Combien de mutins sont rentrés dans le rang devant la promesse d’un bon repas ?

L’après-midi, nous avons droit à une conférence du Capitaine, powerpoint en Comic Sans MS à l’appui. Il nous présente l’historique des voiliers au XIXème siècle, puis celui du Belem. Ce n’était à l’époque qu’un voilier parmi tant d’autre, qui n’avait pas la taille des cap-horniers, et qui était simplement taillé pour le voyage transatlantique. Il a effectué plus d’une trentaine de voyage entre 1896 et 1913, de Nantes vers Montevideo puis les Antilles, afin notamment de ramener du cacao, avant d’être motorisé et transformé en yacht de luxe. Son gréement (majoritairement des voiles carrées) était adapté à ce type de trajet. Les vents transatlantiques sont assez constants, il “suffisait” donc de mettre les voiles pour partir puis de se laisser porter sans besoin d’y toucher. Ce n’est pas un roi de la vitesse, son rôle premier est d’être un cargo et de transporter beaucoup de poids.

Un peu plus tard, nous apercevons au loin des frémissements sur la surface immaculé de la mer. C’est caractéristique d’un banc de poissons en chassant un autre. Et quelques minutes plus tard, nous voyons les responsables de tout ce chahut. De part et d’autre du gaillard avant tourne un banc d’une trentaine de daurades à la queue jaune, qui ressortent très nettement dans ces eaux claires. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, certains membres d’équipage sortent leur matériel de pêche. Et en une heure ramène au cuistot plus d’une dizaine de ces poissons.

Après l’apéro du soir servi par le Capitaine pour fêter ce dernier soir de navigation, on peut distinguer au loin quand les lumières de la nuit commencent à apparaître la Promenade des Anglais sur la côte. Nous ne sommes vraiment plus très loin de notre point d’arrivée. Je prendrai le temps de regarder ça en détail plus tard, car pour l’heure il faut aller se coucher. Le quart cette nuit est à minuit. Les matelots effectuent des quarts réguliers, 4 heures toutes les 8 heures, ils ne bougent que rarement une fois affectés à un créneau. En revanche les stagiaires n’étant là que pour quelques jours, se voient baladés d’un quart à un autre. Si cela permet d’en découvrir toutes les facettes (coucher de soleil / pleine nuit / lever du soleil), c’est en revanche assez éprouvant.

Le Soleil qui tombe lentement par-delà le Bout du monde prend des allures de Jupiter. Pareil à cette géante gazeuse aux volutes tourmentées, il se pare de nombreuses bandes de couleurs différentes qui se meuvent constamment, tel un gigantesque camaïeu interactif.

Jupiter est visible depuis la Corse Jupiter est visible depuis la Corse

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