J10 : La lenteur nécessaire à la grandeur

La Corse Puis Le Belem
18 septembre 2018

Lieu : Alentour de Calvi

Tiens, quel est ce bruit dans la batterie ? Sûrement la relève de quart de 4h du matin. Qu’est-ce que je dors bien cette nuit dis donc ! Je suis bien content qu’il me reste encore 3h de sommeil avant le petit dej’. C’est étrange, ils font quand même pas mal de bruit pour une simple relève de quart. Non mais, c’est la nuit, je vais dormir encore un peu, c’est pas ça qui va me déranger. Hum, maintenant que j’ai ouvert une oreille, je pourrais ouvrir un œil pour regarder l’heure sur mon téléphone, dans le doute. 7h09 ! Oh boy ! J’ai dormi d’une traite et je pourrai refaire une nuit de sommeil au moins aussi longue tant la première journée a été longue.

Le temps d’avaler son Nesquik et sa biscotte qu’il est l’heure d’aller astiquer les cuivres sur le pont. Tous les matins pendant une heure chaque tiers est assigné à une tâche d’entretien du navire. Et pour nous aujourd’hui il s’agit de briquer les éléments extérieurs sur le pont qui sont en cuivre (ou plutôt dans un de ses alliages, le laiton). Marches des échelles, hublots, garde-corps, tout y passe. Il s’agit de nettoyer la poussière et les embruns qui s’y déposent, et de prévenir l’apparition du vert-de-gris. Mirror dans une main et chiffon dans l’autre, on s’adonne chacun consciencieusement au nettoyage. Et l’on est très fier quand après 15 minutes de patience et de travail minutieux la charnière sur laquelle on s’était donné corps et âme brille enfin sous tous ses angles.

Avant la fin de l’heure une rumeur vient nous cueillir et nous libère de nos devoirs ménagers. Il y a une raie ! Une raie qui passe juste sur l’avant du bateau, d’un flanc à l’autre. C’est un spectacle magnifique que de la voir se mouvoir tout en lenteur autour de nous, majestueuse au possible avec son envergure de 2 ou 3 mètres. Éclairée par le soleil encore assez bas du matin, sa forme gris-bleu ressort parfaitement dans l’eau claire. On distingue sous le bout de ses nageoires légèrement redressées la couleur beaucoup claire qu’elle porte en-dessous. Elles sont pareilles à deux ailes, qu’elle agite de manière imperceptible pour se déplacer autour du bateau. Elle est accompagnée de deux poissons striés, qui naviguent tranquillement au-dessus d’elle, dans la même lenteur.

Un peu plus tard, et même plusieurs fois dans la journée, nous apercevrons des baleines par petits groupes à quelques distances de nous. Elles viennent nous saluer par intermittence, nous laissant admirer leur jet caractéristique puis leur dos et leur aileron qui s’enroule au-dessus des flots. Certains verront même une tortue juste à côté des flancs du navire.

Comme ont pu le découvrir les aventuriers du Kon-Tiki, traverser les mers à la voile sans le ronronnement constant du moteur permet d’attirer nombre d’animaux curieux de cette masse silencieuse qui nous porte. Le monde est différent pour chaque paire d’yeux, et pour chaque façon de le parcourir.

Une fois le service de nettoyage terminé, nous avons droit au briefing du capitaine. Carte maritime en main, il nous montre le chemin que nous avons parcouru cette nuit à la voile. Avec une moyenne à 1.5 nœuds (2.8 km/h), nous n’avons pas été des plus rapides. Le Belem n’est pas très rapide de base (vitesse de croisière de 4 nœuds), et le vent faible depuis notre départ ne nous a pas aidé. Nous avons droit à un rapide cours sur les différents vents, et notamment les vents dits thermiques près des côtes dont l’origine est la différence de température entre la mer et la terre, et qui sont renforcés par un relief élevé sur le littoral.

La Corse est donc toujours là au loin, à l’est. Pour faire un bout de chemin aujourd’hui, on va affaler les voiles et continuer aux moteurs. Cela nous permettra d’arriver à Calvi avant le coucher du soleil pour la courte escale qui y est prévue.

Atelier ascension dans la mâture aujourd’hui, puisque nous allons pouvoir grimper sur la première vergue du grand mât. On est assuré du début à la fin de l’opération. Avec un soupçon d’agilité, on peut se retrouver les pieds posés sur le câble qui sert de marchepied pour se retrouver à environ 5 mètres au-dessus du pont du spardeck et à 10 mètres au-dessus de l’eau. Par mer calme comme aujourd’hui, les mains tenant solidement la barre sur le dessus de la vergue on est serein et fier, prêt à regarder l’horizon droit dans les yeux. Lorsqu’en revanche il faut lâcher une voire deux mains pour serrer la voile (la replier correctement et la fixer le long de la vergue) cela se complique. Il faut enrouler littéralement son corps contre la vergue pour garder son équilibre. Et avec les mains descendre chercher le bas de la voile pour la refermer sur elle-même. Cela est nécessaire pour éviter quelle ne se déchire en battant dans le vent, mais aussi plus surprenant, pour la protéger des UV. Le haut de la voile est fait d’une matière différente et plus résistante, il faut donc replier le reste de la voile dans cette partie-là pour n’exposer que cette zone une fois serrée. On s’y essaye mais on laissera ce travail aux vrais matelots qui y arrivent à 2 ou à 3 pour la grand voile entière là où nous bataillons pour en faire à peine la moitié à 4.

La presqu’île de la Revelatta se dessine petit à petit à l’horizon, et à mesure que nous la contournons par le nord se profile la citadelle de Calvi. Elle se pose dans toute sa superbe sur son rocher, se dévoilant petit à petit à nous. L’arrivée par la mer, face à elle, est le rythme parfait pour la découvrir. Comme si cette lenteur renforçait sa grandeur. Comme si ce temps était nécessaire pour s’imprégner vraiment de sa présence, et en apprécier toute la majesté en la voyant apparaître derrière le cap. C’est un autre rapport à la vitesse. Il n’est point de photo qui pourra vous faire ressentir cela car elle vous apparaîtra d’un coup, vous sautera au visage sans contexte. Au mieux vous paraîtra-t-elle sympathique, mais plus probablement juste banale.

Photo de la citadelle de Calvi vous sautant au visage Photo de la citadelle de Calvi vous sautant au visage

Nous mouillons dans la baie de Calvi en fin d’après-midi, tout proche de la citadelle. C’est l’occasion pour les passagers qui se sentent pousser des nageoires d’aller batifoler dans l’eau autour du navire. Et pendant ce temps là, les membres d’équipage qui sont de quart prennent le temps de vernir les boiseries préalablement polies et nettoyées dans la journée. Il y a un vrai besoin d’entretien quotidien sur un navire, encore plus quand il a 122 ans ! Et tout ce travail est fait avec passion par les matelots, c’est d’autant plus vrai qu’il y a une notion de transmission ici. Que ce soit par la pédagogie aux stagiaires mais également au niveau du patrimoine avec un bâtiment aussi vieux qui n’est pas prêt d’arrêter sa navigation. On sent dans chaque discussion ou explication une connaissance profonde du Belem, de la façon de bien faire les choses pour la sécurité et la santé du bateau. Comme un lien charnel entre l’équipage et le Belem.

Le soleil couché, l’autre gros navire qui mouillait dans la baie près de nous, le Club Med 2, lève l’ancre et prend le large. Il s’agit d’un voilier de croisière de luxe, de 187 mètres de long (le Belem en fait 58). À vrai dire ses 5 mâts ne sont là que pour le côté tape-à-l’œil, car au vue de la masse de l’engin c’est loin d’être suffisant pour le faire avancer. Il n’empêche, voir cet énorme navire partir vers la haute mer, et entendre l’échange de coup de sirène avec le Belem ne peut laisser indifférent. Encore un éloge de la lenteur et du voyage en mer. L’au revoir n’est pas anodin, il est solennel. Comme un dernier salut avant de fondre à petit feu derrière l’horizon. Il est porteur de crainte aussi, celle de ne plus se revoir. On ne peut éprouver les mêmes choses dans un monde tout en vitesse.

Départ du Club Med 2 Départ du Club Med 2

Nous avons permission de descendre à terre, et c’est l’occasion pour moi de retourner à Calvi quelques jours à peine après l’avoir quittée. Je ne pensais pas la revoir aussi vite ! Le trajet en zodiac jusqu’au quai est envoûtant. Nous volons à une vitesse folle au-dessus des flots noirs, guidés par la Lune qui se lève dans le ciel dégagé, jusqu’à débarquer dans une Calvi parée de ses couleurs de nuit. Il suffit de quelques instants à évoluer dans un univers où la pollution lumineuse est très faible pour redécouvrir la puissance poétique de la Lune. Curieux encore ce sentiment nouveau que donne le voyage par la mer. On en vient comme on en part, sans chemin tracé, et on se retrouve subitement projeté en plein centre de la ville, les mains dans les poches.

Certains profitent de ce débarquement pour se ruer dans le premier débit de boissons qu’ils rencontrent, l’alcool étant interdit à bord et le manque se faisant déjà sentir. Mais cet îlot d’ébriété ne sera que temporaire, car pareille à Cendrillon il nous faut impérativement rejoindre le bateau avant minuit. En effet nous partons juste après, dans l’idée de faire le plus de route possible au moteur la nuit pour profiter des voiles quand on peut les voir.

Les quarts de nuit sont facultatifs pour les stagiaires lors des mouillages et lorsque le bateau navigue sans voiles comme ce sera le cas cette nuit. Hélas, pauvre fou que je suis, je m’en vais donner mon numéro de bannette à l’officier de quart pour être réveillé tout à l’heure. Et tant pis si le sommeil n’est pas en mesure de me donner l’énergie dont j’ai besoin, j’irais la chercher moi-même dans l’excitation du moment. Nah !

Photos
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