J9 : dans l’Antre du feu

Journal De Bord Transatlantique
16 août 2015

La température s’est nettement réchauffée, et je peux dormir avec plaisir en gardant ouvert mon hublot (sans avoir de problème de moustiques).

Ceci n’est pas un lever de soleil Ceci n’est pas un lever de soleil

J’ai raté le lever du soleil, enfin je n’ai pas raté grand chose car l’horizon était encore très nuageux. J’ai pu profiter par contre de la fraîcheur des premiers rayons de soleil et de la chaleur du vent, qui annonce la fin de la nuit. Curieux comme le vent de la nuit est plus chaud que celui de la journée. Probablement une question d’inertie thermique.

Poisson-volant Poisson-volant

Encore beaucoup de poissons volants ce matin, mais ils sont très difficiles à prendre en photo, car très petits, très rapides et surtout complètement inattendus. La tâche blanche en haut à gauche ici n’est pas un artefact visuel, ça en est un, qui ressemble à un papillon, ce sont ses ailes qui réfléchissent la lumière. Il faut imaginer des libellules qui sortent d’un seul coup de l’immensité de la mer, qui se matérialisent sous nos yeux, qui battent frénétiquement des ailes pour se maintenir juste au dessus de l’eau, qui ricochent même parfois dessus, qui suivent une vague dans le sens de la longueur comme un surfeur puis qui replongent tête en avant dans les flots. Oui, une libellule qui fait du surf, c’est la meilleure image que vous pouvez en avoir.

Je me demande d’ailleurs pourquoi font-ils ça ? Est-ce pour fuir face à prédateur ? Est-ce pour définir le mâle dominant ? Est-ce pour séduire les femelles surfeuses ? Mais mon hypothèse la plus plausible est qu’ils font ça juste pour la frime quand on passe, et que quand il n’y a aucun cargo dans les parages ils se la coulent douce entre deux eaux.

Nous avons aussi eu droit à une visite de la salle des machines, avec l’ingénieur en chef. C’est l’occasion pour nous autres pauvres passagers naïfs de descendre voir ce qui se cache dans le ventre de notre navire, de découvrir ce qui nous donne de l’électricité pour profiter du confort de la vie moderne et ce qui nous permet d’avancer au lieu de dériver sur l’océan tel un radeau sans méduses. Et ce qui marque en premier, c’est la taille. La taille immense de la salle qui accueille le moteur, et dont on ne soupçonne aucunement l’existence quand on vit à bord, car on n’accède jamais aux cales. Nous sommes dans la partie immergée de l’iceberg. Il y a pas moins de 3 niveaux différents dans la salle, chacun permettant d’atteindre et de contrôler une partie différente du moteur 8 cylindres. Nous passons d’ailleurs à côté de pistons de rechange (il y a un stock assez important de pièces de rechange embarquées à bord, pour parer à toute éventualité en pleine mer), ils font plusieurs mètres de haut. Le moteur en lui même, dont on comprend mieux la forme en descendant les étages, doit mesurer une dizaine de mettre de haut ! Et pour finir avec les chiffres, l’unique hélice qui nous propulse a un diamètre de 7,5 mètres.

Des boules quies nous sont fournies avant de rentrer, et elles ne sont pas de trop, car les bruits de la mécanique monte rapidement assez haut dans les décibels. De plus la chaleur à certains endroit atteint les 45°. Nous croisons quelques membres de l’équipage en plein travail dans l’atelier ou auprès des nombreuses autres machines, entre les générateurs électriques, les centrifugeuses, la chaudière, etc, un casque anti-bruit sur les oreilles. Il y a de quoi s’occuper, bref, ce sont un peu les mines de la Moria en version maritime si vous voyez le tableau, les gobelins en moins.

Ça gargouille sévère Ça gargouille sévère

Voici ce que donne en sortie toute cette mécanique, nous permettant d’avancer au final assez vite.

Une remarque que je me suis faite d’ailleurs il y a peu, c’est que c’est assez particulier comme comportement, celui de partir à l’inconnu comme ça, de se projeter sur ce qu’il y a de l’autre côté. Je ne sais pas si c’est un trait partagé par beaucoup d’autres espèces animales, cela nécessite une grande confiance en ses semblables de même qu’en les outils construits ou les techniques partagées à travers les âges. Car quand bien même il s’agit d’une ligne régulière, que les chemins sont parfaitement connus, que les bateaux sont sûrs et les accidents très rares, on reste perdu au milieu de nulle part. On garde les apparences et le confort d’une vie d’homme moderne, mais cela tient à peu, on n’en reste pas moins 40 personnes enfermées ensemble dans un espace clos, livrés à nous-mêmes, sans autre échappatoire que la chute mortelle dans l’eau, soumis au bon vouloir des éléments et de la technique. En un certain sens, cela relève de la folie.

Voilà peut-être ce qu’est voyager en cargo aussi, c’est ressentir cette fragilité, se remettre à notre place dans l’échelle du monde.

La piscine La piscine

En ce samedi soir, c’est la fête à bord aussi, puisque c’est jour de barbecue. On couche le soleil, on allume les lumières, on se cale à côté de la piscine et c’est parti. On en oublierait presque qu’on est à bord d’un bateau, perdu dans l’océan. C’est l’occasion de casser les barrières l’espace d’un temps, où officiers, équipages et passagers se côtoient autour d’un verre et d’une brochette à faire soi-même. Le capitaine nous fait justement part de sa gestion de l’alcool à bord, il préfère la tolérer dans certains cas comme celui-là et la surveiller, plutôt que de l’interdire complètement sachant que ce sera fait dans le dos alors. Car en tant que capitaine il est entièrement responsable de ce qui se passe à bord, que ce soit pendant les heures de travail mais aussi celles de repos, car dans les deux cas c’est toujours sur le lieu de travail.

À ce propos, les marins français ont des contrats qui répartissent ainsi leurs périodes de travail : 2 mois à bord, 2 mois à terre. Et à bord il n’y a pas de week-end ou de jours fériés, on travaille tous les jours. Mais pour les philippins, qui n’ont pas les mêmes contrats, c’est par période de 6 mois (pour les officiers) ou de 9 mois (pour l’équipage) d’embarquement d’affilée.