J3 : les plaisirs du granit rose

Où le soleil nous accompagne enfin.

De Brest À Édimbourg
10 août 2017

Parcours : Réserve naturelle des Sept Îles - Île de Bréhat
Distance : 50 km

Il était prévu de partir tôt ce matin pour profiter des courants favorables, et pour ne pas être pressés en fin de journée. Et à 6 heures du matin j’assiste donc d’une oreille distraite au départ. Si les mouvements du bateau cette nuit n’étaient pas trop propices au sommeil, le bruit du moteur, les émanations de fioul et le bateau qui s’agite encore plus lorsqu’on quitte l’abri de l’île y sont totalement opposés. J’essaye de lutter, de me convaincre à sortir pour profiter de l’aube et de cette lumière bleue-grise qui doit couvrir l’horizon par ce temps, d’aller prendre des photos de l’Île aux Moines et d’aller observer à nouveau les oiseaux au-dessus de l’Île Rouzic. Mais je juge finalement plus sage de rester sous la couette et au lieu de tels projets, j’en suis simplement réduit à essayer de trouver la meilleure position pour minimiser le déplacement de mon estomac dans mon ventre. Peine perdue, le Mal vous prend, inéluctable, il attend son heure, le temps joue pour lui. Il est impitoyable, il déconnecte petit à petit le cerveau qui essaye de se rassurer en pensant à autre chose, le plongeant dans une lente agonie léthargique. L’équilibre et la motricité s’en vont ensuite, et un léger roulis se transforme en parcours aux obstacles, les obstacles semblant même mobiles. Et l’on n’a d’autre choix alors que d’abandonner toute dignité pour courir ‒ rebondir contre les murs ‒ en tenue légère jusqu’aux toilettes en passant devant les quelques insensibles qui préparent à manger ou boivent leur café l’air de rien, pour enfin aller s’adonner au-dessus du lavabo à la seule issue possible. Seule issue mais non pour autant salvatrice, car il en faut plus pour dissiper le Mal. Et à voir la tête de quelques autres passagers, l’œil dans le vide, emmitouflés dans un polaire, bonnet jusqu’aux oreilles, j’ai un instant en tête l’image d’une expédition de Tintin, sur l’Aurore dans l’Étoile mystérieuse.

Quand le sommeil vient enfin c’est que le ciel se découvre, que la mer se calme, que le vent gonfle sereinement nos voiles et que le moteur est finalement coupé. Mais il n’est alors plus l’heure de dormir, car nous voilà entre l’Île de Bréhat et le continent. Et faire cette arrivée à la voile, protégé de la houle, accueilli par de nombreux petits voiliers, avec le soleil qui éclaire la côte et les îlots de granit rose, cela vous tire du lit.

Le soleil est revenu, les voiles sont déployées. Joie. Le soleil est revenu, les voiles sont déployées. Joie.

Nous mouillons tout proche d’une des plages de l’Île de Bréhat, puis prenons un petit déjeuner tardif avant de descendre via le zodiac sur l’île pour une première escapade sur la terre ferme plus de deux jours après l’avoir quittée. Et plus que la terre c’est la présence de touristes en masse sur cette île qui surprend, alors que nous étions dans un huis clos, loin du reste de l’humanité depuis quelques jours, dans un horizon infini.

Le granit rose autour de l'île de Bréhat Le granit rose autour de l'île de Bréhat

Nous revenons vite à bord pour profiter du dernier repas sur le pont, où ceux qui n’ont que peu mangé la veille peuvent enfin se restaurer à leur aise. Puis il vient l’heure de partir pour de bon, mais je n’ai pas envie du tout de descendre. Trois jours suffisent pour créer des habitudes, des liens avec l’équipage, avec le bateau, avec l’ambiance. Et c’est difficile de perdre tout cela d’un coup.

En discutant sur le retour, j’apprends qu’il existe d’autres voiliers sur lesquels faire du “sail training” (c’est le terme), comme le Belem ou l’[Europa] (https://www.barkeuropa.com/), et je m’imagine déjà recommencer, alors que le matin même je n’avais comme autre horizon que la blancheur brumeuse du lavabo, résigné à attendre que la mort vienne me cueillir, et pas trop tard si possible parce qu’après j’avais piscine. C’est fou comme la mémoire est courte et sélective. Ou comme l’appel de la mer est fort.

Une fois à terre elle est encore là, dans chaque secousse du train, dans un chaque camion qui démarre avec le même bruit de moteur, dans les murs de la douche qui bougent, dans mes jambes qui me poussent d’un côté à l’autre pour compenser, dans mon lit qui roule quand je me couche, dans tous les recoins de mon corps façonné par la mer.

J’ai ce soir une pensée émue et un respect profond pour les marins de tout temps. Il faut avoir un courage immense pour naviguer chaque jour, pour gagner sa vie ainsi, pour affronter les conditions difficiles, pour se retrouver parfois en danger, pour faire de ce monde si différent son cadre de vie.

Photos
(cliquez pour agrandir)