J5 : dans l'instant présent

La Mer Baltique Sur Le Belem
6 juillet 2019

Lieu : au large du sud-est de la Suède

Je rajoute à la liste des bienfaits de la mer le sommeil de plomb. Et je ne suis pas le seul à m’en satisfaire, beaucoup d’autres stagiaires s’émerveillent de ne pas avoir aussi bien dormi depuis des mois ! Au petit matin, il est toujours exaltant de croiser des personnes en tenue, veste de quart refermée jusqu’au cou, descendant l’échelle qui mène au pont supérieur pour venir se faire un thé chaud. On se croise alors qu’on est en tenue légère sur le chemin de la douche ou de sa bannette. Comme si c’étaient là les émissaires du monde merveilleux et dangereux qui se trouve au-dessus de nous, et qu’ils venaient nous extirper du cocon de nos cabines pour remonter avec eux. C’est d’ailleurs au hasard d’un de ces chassés-croisés que je découvre une vérité dérangeante sur Bernie mon camarade de cabine. Sur sa couchette laissée libre, je ne peux m’empêcher d’apercevoir parmi ses affaires déballées une trousse de toilette en forme de van Wolkswagen.

Ce matin nous allons appareiller à la voile, c’est une manœuvre assez rare qui consiste à partir à la voile directement, sans utiliser le moteur pour nous orienter initialement. Sur une maquette, le capitaine nous explique comment nous allons procéder et le jeu du vent dans nos voiles. Au mouillage, le navire tend naturellement à tourner sur son point d’appui (l’ancre) pour se positionner face au vent. Nous brassons pour orienter les vergues de la misaine à l’inverse des vergues du grand mât et envoyons les petits huniers. Nous allons ainsi partir à contre, c’est à dire que le vent va rentrer dans les voiles dans le sens inverse de d’habitude (c’est à dire par l’avant du bateau) et le navire va légèrement aller en arrière. En envoyant le grand foc ensuite, cela va nous permettre de voir par quel côté il prend le vent. En mettant la barre à l’opposé, nous pourrons faire tourner le bateau pour le positionner au travers. Il ne restera plus alors qu’à envoyer les voiles du grand mât et à brasser la misaine dans l’autre sens pour terminer la manœuvre et se retrouver cap au Nord. Le cours théorique avant la pratique est bien utile, car une fois en bas dans les coursives à brasser, on manque de vision d’ensemble pour comprendre ce qui se passe.

Le vent est redescendu aujourd’hui, la mer est calme, et on se laisse bercer, assis dans un coin du gaillard d’avant. Il est si différent ce monde. Ce monde sans jour de la semaine. Ce monde qui n’existe que dans l’instant présent, qui se vit et se manœuvre, rythmé par les repas, les quarts, les tâches domestiques. Ce monde où nous sommes tous égaux face à la nature, tous embarqués pour le même destin. Qui sont ces gens qui s’envoient des mails ? Ou qui planifient des choses à l’avance. On-t-il une réalité ou sont-ce là des mythes contés aux enfants de marins pour leur faire peur ?

Le service du midi m’incombe aujourd’hui, avec deux autres stagiaires. Heureux nous sommes d’avoir hérité d’un repas par mer calme, car s’il est parfois déjà difficile de manger par mer agitée, il est encore plus difficile de servir par ce temps là. En effet la cuisine se trouve sur le pont supérieur, il faut donc transporter les plats via la coursive extérieure, descendre l’échelle et enfin parcourir la batterie d’un bout à l’autre.

Manœuvre de l’après-midi : sortir les 22 voiles du Belem. Cela n’a que peu de sens d’un point de vue nautique compte tenu du vent que nous avons (chaque voile est adaptée à un vent particulier, il n’est pas commun de les envoyer toutes en même temps), mais d’un point de vue esthétique c’est bien différent. Car aujourd’hui c’est le jour du tour en zodiac autour du bateau, et vu de l’extérieur le Belem toutes voiles dehors a un pouvoir de séduction énorme. Avec sa bande blanche et ses faux sabords, et sa coque légèrement évasée vers le bas. Un mélange de force, de stabilité et en même temps un élan. Un appel à monter à bord, à s’embarquer et à partir à travers le monde.

De quart ce soir à partir de 8h. Le temps est changeant, il y a un peu de houle et surtout un gros grain qui s’annonce droit devant nous. Il est impressionnant de voir de manière aussi localisée les traînées d’eau dans le ciel, autour de ce cœur d’un gris sombre alors que le soleil perce tout autour. L’horizon devient flou à mesure que nous avançons sur lui, et à la veille il devient vite impossible de voir quelque chose. Rapidement nous sommes sous la pluie mais cela ne dure pas. Le grain a été aussi court qu’il avait l’air menaçant de loin. Et nous pouvons barrer tranquillement pour le reste du quart. À minuit la relève arrive, et malheureusement la nuit n’est pas encore assez noire pour apercevoir quelques étoiles.

Photos
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